Tom PICCIRILLI
DENOËL
352pp - 22,00 €
Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55
Killjoy est un tueur en série. Pendant des années, il a tué des enfants, les étouffant dans leur sommeil avec un oreiller. Il semble chercher maintenant la rédemption, kidnappant des enfants maltraités pour les « offrir » aux familles de ses victimes. Il est fou, indubitablement. Il suffit pour s'en convaincre de lire les lettres, petits joyaux déviants d'humour (très) noir, qu'il écrit à Eddie Whitt, le père de sa première victime. Eddie, que la police soupçonne encore parfois d'être le tueur, et dont la femme est devenue folle ; Eddie, qui n'accepte pas le début de retour en grâce de l'ancien tueur en série, désormais présenté par les médias comme un sauveur d'enfants tentant d'expier ses fautes passées ; Eddie, qui plus que jamais reste déterminé à débusquer l'assassin de sa fille…
Car plutôt que de se conformer à ce que tous attendent de lui, plutôt que d'endosser le rôle d'une victime qui n'aurait d'autre choix que de subir ou surmonter ses épreuves, Eddie s'est mis en chasse. Cinq ans durant, avec le soutien paternaliste et condescendant de son ancien marine de beau-père, il a traqué Killjoy. Cinq ans durant, espérant comprendre ses agissements et ses motivations, il a peu à peu lâché prise pour mieux se livrer au tueur qui joue avec lui et le pousse lentement mais sûrement vers la folie. C'est que Killjoy ne semble pouvoir trouver sa rédemption que dans la damnation d'Eddie. Et celui-ci en vient à ne plus percevoir le monde qu'à travers la relation de plus en plus trouble qui le lie à Killjoy, à ne plus voir des gens qui l'entourent que la faille, le déséquilibre au cœur de leur personnalité.
Et c'est devant un parterre de « fous ordinaires », au rythme des lettres que Killjoy écrit à Whitt, que Tom Piccirilli orchestre ces deux folies, chorégraphie leur valse lente autour de l'axe faussé de la paternité. Paternité d'Eddie, qui a perdu un enfant, en a refusé un autre, et — déclarant à la presse à propos du tueur : « Il a tué mon bonheur » — a baptisé Killjoy ; paternité de Killjoy, qui en lui enlevant son enfant a donné naissance au nouvel Eddie Whitt, et en se rapprochant de lui, en lui écrivant, en lui imposant sa présence invisible mais écrasante, l'éduque, le guide, le façonne. Et Eddie se prête au jeu, espionne les familles des autres victimes, cherche à comprendre les motivations de Killjoy, mets ses pas dans les pas du tueur… Son dernier ancrage reste Freddy : seul personnage du roman à se trouver dégagé des enjeux de la paternité, roc inébranlable, ami compréhensif, jamais à court de ressources, d'amour, d'aide et de pardon, il est la figure du père idéal ; réalisateur génial et excentrique, il stigmatise d'autre part, avec ses spots de pub surréalistes et ses démêlés judiciaires hilarants, l'absurdité des normes établies.
Avec La Rédemption du marchand de sable, Tom Piccirilli étudie la notion fondatrice de paternité, la dissèque, l'étire, la rompt, la corrompt et la met en bocaux. Il est équipé des meilleurs outils : une plume vive et incisive, un sens du dialogue qui force le respect, des personnages tous particulièrement travaillés, et surtout la capacité de détourner les codes et les clichés du thriller, juste assez pour ne pas perdre son lecteur, suffisamment pour le déranger profondément. Car loin de se contenter d'imaginer puis d'exhiber un énième « monstre social », un repoussoir sans doute fascinant mais usé jusqu'à la corde que l'on puisse contempler depuis l'abri d'une confortable et consensuelle horreur, Piccirilli évoque, au gré des introspections d'Eddie, les monstres qui pourraient grandir en chacun de nous pour peu qu'on les y pousse.
Faux thriller mais vrai page-turner, bref et saisissant, plus violent dans la représentation de notre quotidien que dans les rares atrocités qu'il donne à voir, La Rédemption du marchand de sable s'avère aussi marquant qu'Un Chœur d'enfants maudits (roman disponible chez Folio « SF »). Tom Piccirilli y montre une fascination certaine pour la folie et les ambiances glauques, semble prendre un malin plaisir à souligner la fragilité et l'hypocrisie des conventions qui maintiennent à flot nos sociétés. Et les images qui subsistent longtemps après cette lecture sont moins celles de la violence ou de la perversion du tueur que le portrait d'un monde étrange et malsain, suintant la folie et le mal-être, un monde peuplé de freaks, personnages fous, camés, idiots, malades, dangereusement normaux. Le nôtre, assurément.