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              LIVRE DE POCHE
               608pp                                         
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Ce billet traite des titres : La Reine des Anges, L'Envol de Mars et Oblique
Entre deux romans de la trilogie « Éon », Greg Bear se lance dans une entreprise ambitieuse : plonger ses lecteurs dans un foisonnant futur proche.
Bienvenue, donc, en 2047. Dans le proche avenir décrit par La Reine des Anges, les riches vivent dans d’immenses tours quasi-autonomes, les tâches pénibles sont assurées par des robots au nom programmatique (arbeiter : travailleur dans la langue de Goethe), la nanotechnologie fait des merveil- les, les USA se relèvent d’une présidence foireuse, et la paix sociale a été achetée au moyen de la thérapie mentale, les gens se divisant entre « thérapiés » et non-thérapiés. Mais Los Angeles frémit : un poète, Emanuel Goldsmith, a perpétré rien de moins qu’un massacre, égorgeant froidement huit de ses admirateurs. Tandis que l’inspec- trice Mary Choy traque le meurtrier en se lançant sur une (fausse) piste qui va la mener jusqu’à Hispaniola — Haïti et République dominicaine ayant été unifiés sous un même drapeau quelques décennies plus tôt — le poète Richard Fettle, ami de Goldsmith, sent revenir son inspiration, et le neurologue Martin Burke se retrouve à mener des expériences sur nul autre que le meurtrier afin de comprendre ce qui l’a poussé à commettre ce geste. Enfin, Jill, la réplique sur Terre d’une IA embarquée à bord d’une sonde explorant une planète orbitant autour d’Alpha Centauri B, va peu à peu accéder à la conscience, tandis que son homologue, à quatre années-lumière de distance, découvre d’étranges structures sur l’exoplanète.
Au travers de chapitres brefs entrecoupés d’extraits de textes signés Emanuel Goldsmith, Greg Bear déroule ses quatre lignes narratives avec un bonheur variable. En soi, chacune des quatre intrigues pèche à sa manière… mais, ensemble, l’auteur déploie un tableau fascinant. Ici, l’ensemble est supérieur à la somme des parties.
Oblique se déroule une poignée d’années plus tard, et adopte une structure similaire. Dans l’État semi-sécessionniste de l’Idaho vert se dresse une structure suscitant toutes les curiosités, toutes les convoitises : l’Omphalos. Il s’agit là d’un mausolée, que Jack Giffey, mercenaire aux faux airs patelins, veut prendre d’assaut. Ailleurs, Jonathan est confronté à un problème et une aubaine : tandis que son épouse voit les effets de sa thérapie se désagréger, on propose au jeune homme l’entrée dans un cénacle des plus secrets. L’inspectrice Mary Choy, désormais basée à Seattle, enquête sur le suicide suspect d’un ponte de la finance après sa rencontre avec une star du porno (enfin, de son équivalent futur). Quant à Jill, l’IA, elle va se confronter à plus étrange qu’elle.
Là où les trames de La Reine des Anges demeuraient distinctes tout au long du roman, celles d’Oblique vont sauvagement converger, après une première moitié au rythme posé, vers une explosive seconde moitié. Plus rondement mené que son prédécesseur, Oblique prend les atours d’un techno-thriller pour mieux ques- tionner le devenir d’une société potentiellement vouée à l’implosion. Alors que la thérapie dopée aux nanotechnologies connait un effondrement soudain, faut-il laisser une clique secrète de milliardaires décider ce qui convient au mieux pour l’humanité ? Si l’Idaho vert rappelle les doux rêves de sécession du Texas ou de la Californie, Bear glisse le thème d’une autre sécession : celle des prétendues élites vis-à-vis du reste de l’humanité.
À leur manière luxuriante, La Reine des Anges et Oblique rappellent un remarqua- ble prédécesseur : Tous à Zanzibar, épais roman où John Brunner plongeait ses lecteurs dans un futur frénétique. Toutefois, l’une des ambitions de Bear est d’aller plus loin, en s’interrogeant sur l’inconscient et la conscience.
La question de la conscience est présente dans L’Envol de Mars — roman intermédiaire en termes de parution quoique situé cent ans après les événements du diptyque — mais de manière différente : il s’agit cette fois d’un peuple, celui des Martiens, prenant conscience de ses particularismes et décidant de suivre le chemin de l’indépendance face à un maître quelque peu trop possessif, la Terre. Ce volume adopte la forme d’une confession : celle de Casseia Majumdar, héroïne controversée de la planète rouge. La première moitié du roman nous raconte sa jeunes- se, en commençant par une révolte estudiantine matée par la force qui signe les débuts de son engagement politique. Après quelques atermoiements amoureux, qui sont l’occasion de flâner à travers Mars, tant à sa surface que dans ses villes sou- terraines, et de découvrir le fonctionnement de la société (où, par exemple, les familles prennent la forme de « multimodules associatifs », préfigurant les bash d’Ada Palmer), le rôle politique de Casseia gagne en importance après un voyage sur Terre. Toutefois, le roman décolle réellement à la suite des révolutionnaires avancées scientifiques de Charles Franklin, un ancien compagnon de Casseia : tandis que les tensions avec la Terre croissent en même temps que les velléités d’indépendance de Mars, les découvertes de Charles sont à même de changer la donne. Et de faire grimper les tensions dans les tours…
Si Bear ne se montre pas aussi exhaustif dans son travail que Kim Stanley Robinson, dont le séminal Mars la Rouge est paru un an avant cet Envol… (mais reconnaissons que KSR a mis la barre très haut), l’auteur fait néanmoins montre d’un plus grand sense of wonder, tout particulièrement quand il imagine le passé lointain et riche d’une faune/flore exubérante de la planète, ou quand il déploie les applications concrètes des technologies mises au point par Franklin. La solution à l’insoluble problème martien n’est ni militaire ni di- plomatique, mais scientifique — et vertigineuse.
En somme, La Reine des Anges, L’Envol de Mars et Oblique constituent trois pièces d’une mosaïque du futur proche. Si aucun des trois romans n’est un chef-d’œuvre en soi, l’ensemble demeure toutefois une description fascinante et foisonnante des cent et quelques prochaines années.
Erwann PERCHOC