Deux romans ont suffi pour imposer le nom de Tim Willocks : Bad city blues et Les Rois écarlates. Deux polars d’une puissance de frappe, d’une originalité et d’une densité assez rares. Des qualités certaines qui font que beaucoup de critiques l’ont aussitôt considéré comme un nouveau James Ellroy. Bien vu. Car le moins que l’on puisse dire, c’est qu’entre l’auteur du Dahlia noir et Tim Willocks, la parenté est évidente : écriture survoltée, intrigues complexes, personnages tordus, violence assumée… les points communs ne manquent pas. Et c’est peut-être aussi pour échapper à cette influence écrasante que Willocks a décidé de changer de registre, en s’attaquant cette fois à un tout autre genre littéraire : le roman historique. Sur le quatrième de couverture du livre, on peut d’ailleurs lire cette phrase définitive : « James Ellroy a transfiguré le thriller, Stephen King a réinventé le roman d’horreur. Avec La Religion, Tim Willocks renouvelle le roman historique. » Rien que ça ! Mais avant d’aller plus loin, commençons par planter le décor. Nous sommes en 1565. Entre islam et chrétienté, la guerre fait rage. Soliman Khan, sultan des Ottomans, prône la guerre sainte et veut l’anéantissement total des chevaliers de l’ordre de Malte. Une gigantesque armada ottomane encercle l’Archipel de Malte. Les chevaliers refusent de céder et s’organisent pour résister à l’envahisseur. L’affrontement sera sanglant. Au cœur de ce conflit, Matthias Tanhauser, mercenaire et marchand d’armes. Carla La Penautier, une comtesse française, lui a confié une mission : retrouver le fils qu’elle a perdu. Mais pour y parvenir, Tanhauser devra affronter Ludovico Ludovici, un inquisiteur qui semble lui aussi à la recherche de l’enfant…
Entremêlant scènes de guerre, complots religieux et intrigues amoureuses, La Religion est un roman qui ne cache pas son ambition : utiliser tous les codes du roman historique, tout en dépoussiérant le genre pour lui redonner une totale modernité. Et le pari est réussi. La Religion est un récit puissant et inspiré, dans la droite ligne des meilleurs livres d’Alexandre Dumas. Tranchante comme une lame, l’écriture ample et incisive de Tim Willocks y fait merveille. D’une violence sèche, extrême — très proche de celle qu’on trouve dans les films de Sam Peckimpah —, les scènes de combats aux corps à corps sont inoubliables. Willocks immerge son lecteur en plein cœur des batailles, souvent jusqu’à l’écœurement. Impossible d’échapper à l’horreur palpable qui éclabousse certaines pages. D’ailleurs, tout est brutal dans ce roman, à commencer par les rapports amoureux. Il faut dire qu’en plus d’être écrivain et scénariste (pour Steven Spielberg et Michael Mann), Willocks est également psychiatre. Et ce qui frappe d’emblée à la lecture de La Religion, c’est cette volonté qu’a Willocks de creuser la psychologie de ses personnages, en étant sans cesse à l’écoute de leurs peurs, de leurs hésitations, de leurs doutes… Rien n’échappe à l’attention experte de cet écrivain psychiatre. Ce qui donne a chacun des protagonistes de La Religion — y compris aux personnages secondaires — une vérité et un réalisme saisissants. On regrettera simplement certains passages trop longs (notamment dans la seconde moitié), et une fin un peu convenue ; mais ce sont là les seules réelles faiblesses de ce roman impressionnant. Tim Willocks est donc parvenu à renouveler un genre littéraire qu’on croyait dépassé et poussiéreux. Et il le fait avec panache et maestria. Ambitieux, maîtrisé, haletant, La Religion est un roman qui ne s’oublie pas. Une œuvre à la fois forte et subtile qui, sans être le chef-d’œuvre annoncé, vaut tout de même le détour, et deux fois plutôt qu’une.