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              RIVAGES
               176pp                -                19,50 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
L’éditeur présente La Ronde de nuit comme un « roman composé de sept histoires fantastiques ». Le premier texte, « Défense d’entrer », nous plonge ainsi au cœur d’une ronde de nuit effectuée par un veilleur arpentant les couloirs d’un institut de recherches se consacrant à l’étude d’objets hantés. Le préposé en question se trouve bien vite en proie à de curieuses visions, mi apparitions mi hallucinations. L’atmosphère résultante est particulièrement perturbante, donnant l’impression de voir le monde à travers les yeux d’un schizophrène en plein délire. C’est saisissant, surréaliste, et on ne comprend rien… ce qui est vraisemblablement le but recherché ! Petit à petit, en effet, au fil des six textes qui suivent, les veilleurs de nuit se succèdent (le boulot n’a pas l’air de leur convenir très longtemps…) et côtoient chacun leur tour l’Ancienne, une collègue de travail qui en sait un rayon sur les artefacts enfermés à double tour dans les différents laboratoires… C’est au travers des récits de cette dernière, agencés de manière antichronologique, que l’on découvre à rebours l’explication des phénomènes exposés dans les textes précédents. Un stratagème efficace qui rend le livre difficile à lâcher avant de l’avoir terminé. Le récit final consacré au Centre de recherche lui-même, intitulé « Bain de soleil », empreint d’une poésie aussi lumineuse que mélancolique, sera la jolie récompense du lecteur.
La particularité de ce roman est qu’il ne nous raconte pas d’histoires de fantômes, mais plutôt l’histoire des évènements qui ont conduit certains objets à devenir hantés et, par là-même, à susciter divers phénomènes paranormaux. Il y est question de féminicides abominables, d’héritiers cupides, de potentats sadiques. Il y a des histoires de trahison, de tromperie, et quelques animaux odieusement maltraités. Les fantômes y sont des victimes attachantes ou d’innocentes créatures attendrissantes, et ce sont ceux qui les créent qui sont véritablement terrifiants par leur (in)humanité. La quatrième de couverture nous explique ainsi que « Bora Chung dénonce les horreurs bien réelles de notre époque », et une citation en exergue de Kim Bo-Young (une autre autrice de SF sud-coréenne publiée chez Rivages) présente ces textes comme des « réflexions pointues sur notre société ». Mais La Ronde de nuit, ce sont aussi et surtout des rêves fous, envoûtants et troublants, qui ne s’expliquent jamais totalement et gardent leur part de mystère ; le lecteur y demeure en équilibre instable sur le fil ténu de son raisonnement logique. Toutefois, comprendre n’est pas le sujet, car comme le dit l’Ancienne, « Du moment que vous acceptez l’existence de quelque chose, ce quelque chose existe et grandit dans votre esprit. Vous vous ensorcelez vous-même, vous êtes possédé[e] par vous-même. » Belle définition de la suspension d’incrédulité, belle description de l’essence même des fantômes. Laissez-vous donc ensorceler par La Ronde de nuit, vous ne le regretterez pas.
Julien AMIC