Jasper Fforde revient en force avec la trilogie de La Tyrannie de l’arc en ciel. Plus connu pour les aventures de son héroïne, la détective littéraire Thursday Next, qui débutait ses enquêtes dans le très remarqué L’Affaire Jane Eyre (éd. 10/18), Fforde nous propose aujourd’hui un petit voyage dystopique dans une dictature aux codes plutôt déroutants. Jugez plutôt… Depuis cinq siècles, l’humanité telle que nous la connaissons n’existe plus. La raison ? Inconnue, oubliée. La société, totalitaire, est maintenant régie par les couleurs. Le statut, le rang, la profession, la descendance, tout est déterminé par sa propre perception des couleurs. Les gris sont aux pieds de l’échelle (le petit peuple surexploité), et les pourpres au plus haut (bourgeoisie, bureaucratie). Edward Rousseau, jeune rouge dont la perception exacte des couleurs n’a pas encore été évaluée, fils d’un swatcheur (sorte de médecin utilisant les couleurs pour soigner ses patients), est envoyé dans les Franges Extérieures pour effectuer un recensement des chaises afin de récupérer un peu d’humilité après une blague foireuse d’adolescent ( ?!). Le décor est posé, ça va être un délire. L’oppression menée par cette nouvelle société est fondée sur deux éléments : la régression par l’abandon progressif des technologies des « Précédents » (téléphones, histoire, voitures — sauf la Ford T !), et la menace par la peur, omniprésente (peur de la nuit, des attaques de cygnes, des éclairs…). Pour Eddy, tout va basculer lorsqu’il rencontre Jane, une jeune Grise au nez retroussé dont il tombe immédiatement amoureux, et pour laquelle il va mener une enquête pour le moins périlleuse qui le mènera hors des limites de Franges, sur la route de Haut-Safran… à la découverte de la vérité, mais est-elle réellement bonne à connaitre ?
Autant le préciser tout de suite, nous avons là un très bon roman, incisif, intelligent, bien écrit et aux personnages bien campés. La « symphonie chromatique » peut être déroutante en début de lecture, l’auteur usant et abusant de la palette de couleurs avec gourmandise. Mais si on arrive à passer les cinquante premières pages, on est happé par ce monde étonnant dont les échos résonnent volontiers avec Un bonheur insoutenable d’Ira Levin, 1984 de George Orwell et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Autre référence, et elle est incontournable pour apprécier l’ouvrage, l’humour anglais, voire so British, voire too much British ! Il y a du Monty Python dans l’écriture de Jasper Fforde, de cette petite folie lunaire et absurde qui peut vous faire bêtement pouffer de rire. Mais il est vrai qu’il faut aimer. Exemples : « Pour faciliter les compléments alimentaires des végétariens, le premier mardi de chaque mois, le poulet est officiellement déclaré un légume. » Ou encore ce musée où cinq siècles après le « Truc-Qui-S’est-Passé » on découvre avec enthousiasme une Ford Fiesta, quatorze secondes de « Something Got me Started » de Simply Red, ou encore une publicité pour Ovomaltine parce que la consonance rouge y est prédominante ! Certains trouveront ça nul, d’autres totalement hilarant. Nous, on aime. Un délire sur près de six cents pages bourrées de jeux de mots, d’allusions, de calembours et autres situations loufoques. Attention, il n’y a pas dans ce livre qu’humour et bonnes blagues : l’auteur britannique confirme ici son talent d’écrivain. L’intrigue savamment orchestrée, les dialogues, assez vifs pour ne pas être inutiles, et le fond de l’histoire en suspens à la fin de ce premier volet, suffisent largement pour éprouver l’envie d’en savoir beaucoup plus et de poursuivre les aventures de maître Rousseau. Bref, une très bonne cuvée 2012 que ce nouveau Jasper Fforde.