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Les critiques de Bifrost

La Sagesse des Morts

La Sagesse des Morts

Rodolfo MARTINEZ
MNÉMOS
288pp - 22,00 €

Bifrost n° 58

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Tous les amateurs de Sherlock Holmes savent que la banque Cox & Co. conserve dans ses coffres une cantine militaire qui contient les récits inédits du docteur John H. Watson, biographe de Sherlock Holmes. Les circonstances dans lesquelles le contenu de cette caisse parvient à un auteur relèvent de la figure imposée. Respectant la tradition, Rodolfo Martinez y sacrifie dans son introduction à La Sagesse des morts, recueil davantage que texte continu, puisqu’il offre au lecteur un court roman et deux nouvelles, autant de récits autonomes. Ainsi, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’attrayante couverture, l’ensemble n’est pas un crossover entre l’univers d’Arthur Conan Doyle et celui de H. P. Lovecraft, mais trois variations autour de l’enquêteur du 221B Baker Street.

« L’Explorateur qui n’a jamais existé », le court roman, puise son inspiration holmésienne dans deux nouvelles : « Le Problème du pont de Thor », qui présente en ouverture les plus fameuses untold stories du corpus, c’est-à-dire les affaires évoquées mais non racontées par le docteur Watson, et « La Maison vide », qui fait état du Grand Hiatus, à savoir la période où Sherlock Holmes s’est fait passer pour mort afin d’échapper aux sbires du défunt professeur Moriarty.

Le récit de Martinez débute au printemps 1895 avec l’arrivée à Londres de Sigurd Sigerson, prétendu explorateur norvégien mais authentique alias de Holmes durant son absence. L’enquête confrontera les résidents de Baker Street à la Golden Dawn et à Winfield Scott Lovecraft, père de l’écrivain de Providence, les factions ésotériques cherchant à s’emparer du Necronomicon. L’ouvrage interdit et « Lovecraft » sont les seuls emprunts à l’univers d’Howard Phillips, ce qui est dommage au vu des possibilités. Ainsi, le De Vermis Mysteriis ou Mystères du Ver (création de Robert Bloch, cautionnée par Lovecraft) aurait pu être mentionné et relié au « ver inconnu de la science » chez Doyle. « L’Affaire Charles Dexter Ward » partage bien des points communs avec la nouvelle « Charles Auguste Milverton », adversaire de Sherlock Holmes… Reste un récit agréable, de facture classique et plaisante, qui s’achève sur un clin d’œil au Sandman de Neil Gaiman. Détail amusant, quand on connaît la nouvelle « A Study in Emerald » de Gaiman, fusion éblouissante des deux mêmes sources : les Grands Anciens règnent sur l’Angleterre victorienne et chargent James Moriarty, détective royal, d’en finir avec l’opposition terroriste qu’incarnent Holmes et Watson.

« Depuis la terre au-delà de la forêt », deuxième récit de Martinez, relate le retour de Dracula en Grande-Bretagne. Van Helsing parle comme le Yoda, il y a de l’ail et des pieux, texte agréable d’un classicisme peut-être trop convenu, même si l’auteur lorgne avec timidité du côté de Kim Newman et son Anno Dracula.

La dernière nouvelle, « L’Aventure du faux assassin », récit sans élément surnaturel, souffre d’un défaut rédhibitoire pour l’habitué de Sherlock Holmes. Watson ne reconnaît pas son compagnon déguisé en vendeur de livres qui vient de se faire bousculer, alors que dans « La Maison vide » il bouscule Sherlock Holmes déguisé en vendeur de livres. Ce détail ne contrariera pas toutefois le lecteur non averti qui suivra une affaire sans réel intérêt, relevant de la fan fiction.

Reste donc au final un ouvrage sympathique, allusif sur Lovecraft et Stoker mais solidement charpenté quant à la connaissance de Holmes, même si Martinez commet toutefois une erreur : le restaurant où l’enquêteur a ses habitudes n’est pas Mancini, mais Marcini’s. Aimable reproche d’un Mendiant Amateur à un autre, puisque nous appartenons au même club.

Tout cela serait bel et bon s’il n’y avait quantité de problèmes liés à la seule édition française. Pour commencer, on ne sait tout simplement pas à laquelle des trois versions publiées du livre initial il est fait référence, puisque aucune mention à l’œuvre originale et à l’éditeur hispanique n’apparaît dans la publication française. Ensuite, il faut déplorer un nombre important de coquilles, répétitions continuelles, confusions de termes (par exemple « ascendance » et « ascendant », page 56), fautes de syntaxe et de typo… Cela rend la lecture pénible mais n’entache pas véritablement le texte de Martinez.

Enfin, certaines enquêtes de Sherlock Holmes sont évoquées en italiques, et d’autres pas. « Dodgson », nom véritable de Lewis Carroll, est systématiquement orthographié « Dogson », et la traduction du « Jabberwocky » par Henri Parisot est celle que l’on obtient d’un clic de souris sur le web, mais pas celle retenue dans l’édition définitive par le traducteur. Mais pour cela, il aurait fallu s’informer. A nouveau, passons sur ce qui n’est pas une flagrante trahison, mais juste un copieux bouquet de maladresses. Cela, pour l’éditeur.

Bien plus grave est la traduction de Jacques Fuentealba, véritable calamité et authentique cas d’école. Elle abonde en à peu près et faux amis, dont l’invraisemblable « coupe de brandy » (pp. 107 et 232, parmi d’autres) là où il aurait fallu traduire par « verre de brandy ». Qui boit le brandy dans une coupe ? Par contre, en Espagne on dit « copa » quand on commande un simple verre. Un « Dalaï Lama » du texte original est étalonné en « Grand Lama ». Watson dit « Je tartinais mes toasts de beurre » là où un « Je beurrais mes toasts » aurait largement suffi. On « tartine » peut-être à Whitechapel, à condition d’avoir de quoi, mais certainement pas à Baker Street. Loin d’être une argutie, le point est d’importance : Holmes et Watson appartiennent à une certaine classe sociale dans le Londres victorien si inégalitaire. Une fois encore, disons que ce n’est pas grave, tout comme l’édition maintes fois défectueuse du texte.

Là où Jacques Fuentealba s’avère au-dessous de tout, c’est dans son complet mépris des récits originaux, ceux d’Arthur Conan Doyle. Ignorant à l’évidence que l’auteur écossais a écrit quatre romans et cinquante-six nouvelles de Sherlock Holmes, Fuenteal-ba traduit, page 28, « novelitas » par « petits romans » les récits du recueil Les Aventures de Sherlock Holmes, ce qui ajoute douze romans supplémentaires au corpus holmésien.

Pire, Fuentealba ne prend même pas la peine d’évoquer les enquêtes sous leur tra-duction française traditionnelle. Mentionnons parmi quantité d’autres « L’Affaire des hommes dansants », qui devient ainsi un banal et plat les danseurs. Les « chutes de Reichenbach » où Holmes et Moriarty sont censés trouver la mort, lieu de pèlerinage de tous les holmésiens du monde, deviennent ici une simple cascade. Les personnages sont aussi à la fête. La bande d’enfants des rues qui aident Holmes dans ses enquêtes s’appelle les « Irréguliers de Baker Street ». Elle a donné son nom au premier club holmésien jamais créé, auquel ont appartenu le président Franklin D. Roosevelt, Ellery Queen mais aussi Isaac Asimov. Autant se renseigner et rester dans la tradition, d’autant que Martinez en parle dans sa postface, ce n’était pourtant pas si difficile de la lire. Non, Fuentealba préfère « Les forces irrégulières de Baker Street » pour finalement hésiter, et opte ici et là pour « Irréguliers », peut-être quand il est enfin parvenu à la postface mais a eu la paresse de revenir en arrière afin de tout corriger.

La recension est loin d’être exhaustive. D’accord, tous les traducteurs ne sont pas Jean-Daniel Brèque, qui mène un travail de fond quels que soient le thème ou les références du texte à rendre en français. Mais l’on est en droit tout de même de se poser deux questions.

D’une part, Jacques Fuentealba semble être parfaitement trilingue, puisqu’on lui doit la traduction chez Bragelonne de Terminator : sous les cendres, novellisation sous licence du dernier film Terminator par Timothy Zahn… Alors pourquoi avoir traité avec autant de désinvolture aussi bien le texte espagnol que les œuvres originales anglaises ?

D’autre part, Rodolfo Martinez est un authentique spécialiste de Sherlock Holmes. Alors pourquoi ne faire aucun cas des capacités de l’écrivain en aplatissant toutes les occurrences comme si elles ne renvoyaient à rien ?

Dans sa postface, Martinez évoque avec un humour teinté d’amertume la traduction espagnole maladroite de La Solution à 7 % (là aussi, coquille de Mnémos), pastiche holmésien de Nicholas Meyer. Attends, Rodolfo, de découvrir ton propre roman en version française, dont la quatrième de couverture invoque sans rire « le respect de l’œuvre originelle ».

Une traduction bien en deçà de l’élémentaire, mon cher Watson, et probablement tout juste alimentaire.

Xavier MAUMÉJEAN

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