Au sein d'une production pléthorique, préformatée et prédigérée, qu'il est bon de tomber sur une œuvre de la trempe de celle de Daniel Abraham, jeune écrivain qu'on a pu découvrir l'an dernier avec Le Chasseur et son ombre, coécrit en compagnie de George R. R. Martin et Gardner Dozois. Ignorant ostensiblement tous les poncifs de la fantasy commerciale, il signe avec La Saison de l'ombre, premier volet d'une tétralogie, un roman intimiste, sobre et élégant.
La première originalité de ce livre vient de l'utilisation que fait l'auteur de la magie. Elle tient certes un rôle essentiel dans cet univers, et en particulier dans le prestige dont jouit Saraykhet, la cité où se déroule l'essentiel du récit, mais elle prend une forme tout à fait particulière. Il s'agit d'idées incarnées, de « pensées asservies sous une apparence humaine », baptisées « andats » et confiées aux poètes qui leur ont donné vie. Leurs relations sont nécessairement conflictuelles. L'andat est lié au poète qui l'a invoqué, l'a façonné et lui a donné sa personnalité humaine, mais son unique et impérieux désir est de s'en libérer pour retourner à son état premier. Et comme il est à peu près impossible de soumettre à nouveau un andat ayant recouvré sa liberté, son poète ne doit à aucun prix en perdre le contrôle. Le poète de Saraykhet se nomme Heshai, son andat Stérile. Ils sont le centre et le moteur principal de l'intrigue.
Concrètement, la magie d'un andat se manifeste le plus souvent de manière fort peu spectaculaire. Dans le cas de Stérile, sa principale fonction est d'égrener le coton, faisant économiser à la cité une masse de travail considérable et lui assurant le monopole dans cette industrie. Son rôle apparaît donc essentiel à la suprématie commerciale de Saraykhet sur les cités voisines, et sa disparition aurait des conséquences catastrophiques pour l'ensemble de la population.
Cette menace plane sur tout le récit, mais elle en constitue davantage l'arrière-plan que le cœur. Daniel Abraham s'intéresse avant tout à une demi-douzaine de personnages qu'il va suivre au plus près, et montrer avec minutie comment les machinations de Stérile pour échapper à Heshai vont directement ou indirectement bouleverser leur vie. La première à en subir les effets de plein fouet est une jeune femme, Maj, innocente fille des îles qui va perdre dans cette histoire ne la concernant en rien ce qu'elle a de plus cher au monde, son enfant à naître. Cette scène terrible, écrite avec une sobriété exemplaire qui en accentue encore l'horreur, constitue le moment pivot du roman. Aucun des protagonistes n'en sortira indemne, ni Amat Kyann, la vénérable surintendante de l'une des maisons de commerce les plus prospères de Saraykhet, abandonnant soudain le prestige de sa position pour se tourner vers des activités nettement moins respectables, ni Otah Machi, autrefois apprenti poète, contraint à nouveau de se remettre totalement en question, ni Maati et Liat, jeune couple que rien n'avait préparé à affronter une telle tempête.
La Saison de l'ombre est une œuvre intimiste comme la fantasy nous en a offert très peu. Daniel Abraham reste constamment au plus près de ses personnages, scrutant leurs émotions et disséquant leur vie. Il ne donne jamais une vision globale du monde qu'ils habitent mais opte pour un point de vue se limitant à ce que perçoivent ses protagonistes. Pourtant, au fil des chapitres, le lecteur dispose d'assez d'éléments pour reconstituer lui-même le contexte plus vaste dans lequel s'inscrit cette histoire, à travers les lieux fréquentés qui nous deviennent progressivement familiers, à travers également la gestuelle complexe et très codée à laquelle se livrent les habitants de Saraykhet dans leurs relations avec autrui. Petit à petit, toute la richesse de l'univers imaginé par Abraham se révèle, et le résultat est somptueux.
En conclusion à sa critique du Chasseur et son ombre, Jean-Pierre Lion remarquait que « le plaisir qu'on a pris à lire ce roman continue de croître plusieurs jours après qu'on l'a refermé, et plus on prend de recul pour le juger, plus il nous apparaît remarquable » (p. 82). Le même constat s'applique à La Saison de l'ombre. Avec ce premier essai, Daniel Abraham s'impose d'emblée comme un écrivain de fantasy majeur. Il est à souhaiter que les lecteurs réservent à ce roman l'accueil qu'il mérite.