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Les critiques de Bifrost

La Saison de la colère

La Saison de la colère

Anouk ARNAL, Claude ECKEN
SOMNIUM
160pp - 10,00 €

Bifrost n° 54

Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54

« On ne devient adulte qu'en se frottant au réel, qui reste la seule façon de perdre l'encombrant radicalisme de l'enfance. » Outre sa poésie, cette phrase est l'une des clefs du dernier texte de Claude Ecken, publié par les toutes jeunes éditions du Somnium.

Nous sommes au milieu du XXIe siècle, au lendemain d'une tempête qui a ravagé le sud de la France, emportant cultures et habitations. Rien de nouveau, puisque cela fait des années déjà qu'inondations et sècheresses ont transformé le quotidien des hommes sur les deux rives de la Méditerranée, au point de créer une nouvelle catégorie de SDF : les réfugiés climatiques. Depuis Kyoto, les protocoles et les traités se sont succédés, en vain. Pourtant, bien qu'il soit trop tard pour enrayer le changement climatique, l'écologie est devenue le nouvel axe des politiques publiques et la maîtrise des dépenses énergétiques, le fil directeur d'un urbanisme réformé : maisons produisant leur propre électricité grâce à des peintures solaires, parfaitement isolées grâce à des matériaux à changement de phases. L'exigence d'un impact zéro sur l'environnement a multiplié les contraintes pesant sur les habitudes quotidiennes : l'eau potable est strictement rationnée, le moindre produit recyclé.

Dans une Camargue méconnaissable, qui a perdu ses cultures traditionnelles, sa flore marécageuse, ses oiseaux sauvages — à l'exception de quelques flamants faméliques —, les nouveaux quartiers d'habitation, mêlant natifs et réfugiés, vivent sous la coupe administrative de « Facteur 4 », alias « le facho vert », alias Roger Barbin. Dommage pour le jeune Tarek, qui essaye de passer son bac tout en profitant de sa jeunesse pour zoner avec ses potes — dommage parce que Roger Barbin, c'est son père. Lorsque, pendant des années, on s'est fait sermonner pour une épluchure jetée dans le mauvais conteneur ou une porte restée entrebâillée, les mondes virtuels sont la seule manière agréable de s'échapper, surtout si c'est en compagnie de Mirella, la jeune réfugiée climatique qui vient d'emménager avec toute sa famille de l'autre côté du village. Mais il vient un moment où la frustration de l'adolescence se mue en colère et doit se trouver une véritable cible. Et quand celle-ci s'avère être la même que celle du sourd ressentiment qui gronde dans les quartiers, tout peut arriver, même le pire…

Claude Ecken livre là un texte intelligent sur notre « bulle de présent ». Sur ce qui est, depuis quelques décennies déjà, en train d'advenir : un monde humain de plus en plus policé parce que de plus en plus fragile. Un monde, à une génération du nôtre, libéré de nos mauvaises habitudes de pollueurs insouciants, mais enchaîné par un nouveau dogme : celui de la vigilance environnementale. Et il nous pose une question qui n'a rien d'anodin : pourquoi les générations futures devraient-elles, en plus de payer les erreurs de la nôtre, aliéner leur liberté à tenter de les réparer ? En choisissant délibérément d'aborder le problème du point de vue d'un adolescent, en quête de sa propre identité, Claude Ecken nous permet de constater que la colère, aussi légitime soit-elle, ne suffit pas : « les deux dernières générations, celles qui savaient mais qui étaient trop occupées à se faire du fric pour prendre les mesures qui s'imposaient. Elles nous traitent en gosses qui ne respectent rien, et on devrait les écouter, ces industriels, ces ingénieurs, ces politiques, tous, qui ont considéré la planète comme leur jouet, et qui, comme tous les enfants, ont fini par le casser ? »

Bien au-delà de l'apparente sobriété de son récit (qui ne glisse guère vers l'épique, sinon dans les passages concernant le jeu Wizards of Water), Claude Ecken nous propose une mise en abyme : redéfinir le rôle que peut tenir la culture populaire, et au premier rang, la science-fiction, dans les enjeux qui montent à notre encontre de l'autre côté de l'horizon. La solution n'est pas dans le radicalisme, et le temps du récit-catastrophe est révolu. La science-fiction doit, aujourd'hui, proposer, par l'imaginaire, des solutions, des réponses, des futuribles, fondés non plus sur la dramatisation, mais sur la personnalisation. Sa fonction est moins prospective que psychologique : elle doit nous préparer, en tant que citoyens, à accepter un monde dont il nous faudra, qui plus est, faire la pédagogie à ceux qui nous survivront.

Le moindre des intérêts de ce récit n'est pas celui, précisément, d'avoir été écrit à la suite des huitièmes rencontres euroméditerranéennes de l'association Volubilis, qui portaient sur « vivre, rêver, créer la ville et les paysages contemporains avec le changement climatique ». Les débats ont permis, à n'en point douter, un bel échange d'idées. Mais seul un texte de science-fiction pouvait offrir l'expérience de leur mise en application. La science-fiction doit « se frotter au réel », prendre l'empreinte du présent. Claude Ecken l'a admirablement compris.

Ugo BELLAGAMBA

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