Simon BRÉAN, Gérard KLEIN
PRESSES DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE
502pp - 22,00 €
Critique parue en avril 2013 dans Bifrost n° 70
Les études littéraires sur la SF sont rarissimes, frilosité que déplore Gérard Klein dans sa préface après un bref état des lieux. C’est donc tout à l’honneur de Simon Bréan que de proposer une théorie et histoire de la littérature de science-fiction en France, centrées sur les trois premières décennies, des années 1950 à 1980. Voici déjà un parti pris à rebours des thèses traditionnelles : si Bréan inventorie rapidement la proto-SF, de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, il n’y voit pas de relation de continuité avec la SF d’après-guerre, qui est d’influence états-unienne. Son corpus thématique se situe davantage en concurrence avec le corpus anglo-saxon, déjà solidement constitué lors de sa réception en France, et vers lequel la proto-SF ne semblait pas converger. Elle s’organise autour d’une poétique de l’anomalie, dans une méfiance de la science peu orientée vers l’esquisse de nouvelles perspectives.
En introduction, évacuant d’emblée la relégation de la SF en genre, Simon Bréan définit et justifie avec minutie les termes qu’il emploiera avant d’engager le débat. Ainsi, toute fiction est pour lui soumise à un régime ontologique (le monde dans lequel s’inscrit la fiction) de type poétique (minimaliste pour la littérature ayant le réel pour référent) matérialiste (l’effet de réel du texte) qui se décline selon trois modes : extraordinaire, rationnel, spéculatif.
Quelques points de sa thèse concernant les précurseurs et modèles sont discutables, sans cependant mettre à mal le propos général. L’analyse pointe bien le malentendu qui s’instaure entre deux types de lecteurs, conduisant, malgré des débuts prometteurs, à séparer la SF des autres littératures. Selon Bréan, le rendez-vous manqué, la survie en tant que niche éditoriale, contrarient davantage encore l’émergence d’une école française, déjà handicapée face au socle solide d’une SF US vieille de trente ans, à laquelle elle est censée se rallier sans cependant l’imiter. Il lui faudra précisément trois décennies pour asseoir sa spécificité et acquérir son autonomie, chacune d’elles traitant de l’espace selon un axe particulier : l’aventure spatiale contrariée, l’exploration planétaire et la fuite hors de monde inhospitaliers, ce qu’une analyse du corpus (un millier d’ouvrages !) met en évidence.
Celui-ci, très large, accorde une même attention aux auteurs du Fleuve noir qu’à ceux du « Rayon fantastique » ou de « Présence du futur ». Une vingtaine d’entre eux sont plus particulièrement analysés, décennie par décennie, accordant une place privilégiée à Gérard Klein et Pierre Pelot (Steiner et Wul en second plan), ainsi qu’à l’œuvre isolée de Surface de la planète de Daniel Drode, qui résume à elle seule les malentendus des origines.
L’étude historique fait ressortir les faits saillants, comme la longévité de la collection « Anticipation » du Fleuve noir soumise à des exigences éditoriales figées, le rôle central de la re-vue Fiction et celui, essentiel, de Gérard Klein, comme promoteur incontournable aussi bien comme auteur, critique et éditeur. Cette mise en perspective éclairante, enrichie de lectures mais aussi de réceptions critiques, est complétée par un rapide bilan historique jusqu’à nos jours.
La seconde partie tente de dégager les spécificités littéraires de ce même corpus, ce qui occasionne quelques répétitions dans la présentation et le résumé d’œuvres, peu dérangeantes ceci dit, en raison des éclairages différents. Simon Bréan reprend et prolonge les théories de ses prédécesseurs, du novum de Darko Suvin à la xéno-encyclopédie de Richard Saint-Gelais. En abordant successivement les constructions lexicales et les néologismes aptes à produire des réalités jusque-là indistinctes, les stratégies discursives pour matérialiser un monde, rhétorique doublée d’une nécessaire participation du lecteur à la création de l’univers (il constitue pour ce faire son propre vade-mecum), Simon Bréan semble dégager des propriétés et reproduire des processus d’écriture et de lecture propres à l’ensemble de la science-fiction.
S’il faut établir des différences, c’est à partir du macro-texte, notion originale que Bréan prend le temps de défendre point par point et qu’on peut définir comme étant les coordonnées précises d’une culture en un temps et un lieu donnés, artefact modelant l’horizon d’attente des œuvres nouvelles. Cette notion est peu opérante en littérature générale, qui n’entretient pas avec le monde réel un rapport aussi dynamique, au contraire de la SF, littérature collective qui procède par ajouts, implique le lecteur et suppose, de la part de l’auteur, une connaissance de l’ensemble du champ, sous peine de manquer de pertinence. L’approche théorique de Simon Bréan est de nature à délivrer une définition plus précise de la science-fiction. Ainsi, cette phrase au détour d’un commentaire : « Produit artistique, elle incorpore et transforme en données fictionnelles des représentations et des analyses du monde réel, qui dialoguent librement avec des images récemment extrapolées et des modèles généraux formés par le raffinement incessant d’anciennes conceptions. »
Le graphique des intersections des trois régimes ontologiques matérialistes donné en conclusion situe avec une remarquable efficacité les différents genres et leurs articulations. En annexe, des chronologies indicatives de la SF ou de l’édition en France complètent cette lecture en tous points passionnante. Adapté de la thèse de doctorat en littérature française que Simon Bréan a soutenue à l’ENS en 2010, cet ouvrage est non seulement indispensable sur le plan de l’analyse littéraire, mais se veut aussi, grâce à ses patients résumés, un guide de lecture qui saura guider le profane dans sa découverte de la science-fiction française.