Anita TORRES
L'HARMATTAN
288pp - 26,50 €
Critique parue en mai 1998 dans Bifrost n° 8
Cet ouvrage est le fruit d'un travail d'enquête réalisé dans le milieu de la S-F française par Anita Torres à partir de 1990 et il constitue une approche sociologique de la S-FF. Outre les chercheurs impliqués dans l'étude sociologique du fait littéraire, cet ouvrage nous concerne en tant qu'image ou miroir — « nous », c'est à dire les auteurs et les amateurs de S-F. L'intérêt, bien sûr, diffère selon que l'on était ou non dans le milieu à l'époque. Il est nécessaire de replacer l'enquête dans sa perspective historique qui est celle des années où la S-FF a touché le fond et manqué disparaître ; la situation ayant depuis considérablement changée. La virulence des polémiques à laquelle la chercheuse a pu assister peut sembler étrange avec cinq années de recul mais à l'époque, le pessimisme était au noir fixe. Ainsi ne pouvait-elle assurément pas deviner que les jérémiades allaient, dès 95, se convertir en méthode Coué et porter leurs fruits. Entre le moyeu (puristes, orthodoxes dit A. Torres) et la roue (littéraires et hétéroclites) s'échangeaient des rayons de la mort.
L'ouvrage s'ouvre par un nécessaire aperçu historique depuis 1950, après avoir posé les catégories et concepts de genres et en quoi la S-F est un genre dominé. Du point de vue sociologique, les questions de la domination du genre S-F et celle de sa légitimation sont centrales. L'histoire est touffue, détaillée à travers d'innombrables citations. A. Torres met en relief la constitution dipôlaire de la S-FF dès l'origine : populaire et à droite au Fleuve Noir ; intellectuelle et de gauche ailleurs, chez Denoël en particulier. Elle expose la connexion du pôle intello avec les derniers Surréalistes et l'exploitation légitimante qui en est faite. Elle passe ensuite à la S-F politique puis à la tendance littéraire autour du groupe Limite, qui lui a succédé. Des choses que les amateurs intégrés dans le milieu de longue date connaissent bien mais qui ne manqueront pas d'intéresser ceux qui n'ont pas connu cette période.
Elle s'attache ensuite au clivage entre les puristes (définis par ceux qui considèrent que la S-F doit rester centrée sur la science, la technique, le rationalisme, même si c'est d'une manière critique) et, d'une part les hétéroclites (définis par leur goût pour les parasciences, le paranormal, l'histoire mystérieuse — surtout des anciens du Fleuve, Jimmy Guieu en tête) et d'autres, les néo-formalistes (définis par leurs préoccupations exclusivement esthétiques et stylistiques, autour d'Emmanuel Jouanne et de Limite).
La dernière partie concerne les origines et situations sociales des auteurs qui appartiennent, selon A. Torres, à la bourgeoisie. Elle utilise une définition très large de la bourgeoisie qui comprend les instituteurs et agents de maîtrise. De fait, surtout des salariés. La frange cultivée du salariat. Elle constate que les auteurs les plus impliqués dans le milieu sont les moins intégrés, tant socialement qu'éditorialement et qu'ils se partagent entre « autres activités littéraires » et « boulots alimentaires ». Moins (ou pas) intégrés au milieu, les pros (anciens du Fleuve, Pelot ou Brussolo) et les dilettantes qui ont par ailleurs une profession valorisante (Canal, Barbet — malheureusement décédé depuis —, Dunyach, etc). Anita Torres n'analyse que trop superficiellement la relation ambiguë entretenue avec la S-F US, n'y voyant qu'une relation d'amour/haine à mon avis insuffisante.
Au final, même si l'ouvrage date et semble assez confus, il n'en colle pas moins de près à la réalité d'alors quant aux conflits internes et aux désire et stratégies de légitimisation ; aspects aujourd'hui un peu estompés. Les discours sur l'origine sociale des auteurs garde toute sa pertinence puisqu'il s'agit surtout des mêmes. Indispensable à tous ceux qui veulent en savoir davantage sur leur genre de prédilection.