Stella BENSON
CALLIDOR
19,00 €
Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101
Par un curieux hasard éditorial, ce roman, longtemps inédit en langue française (la VO date de 1920), est sorti courant octobre chez deux éditeurs simultanément. Aux éditions Cambourakis, en poche, sous le titre La Vie seule (n’ayant pas eu cette traduction sous la main, je n’en dirai rien), et donc chez Callidor, avec un titre qui mise moins sur la fidélité à la langue d’origine que sur la poésie, dans une version superbement illustrée et agrémentée d’un intéressant paratexte. De sorte qu’entre le standard et le premium, tout le monde sera servi.
Londres, 1918. Tandis que les bombes allemandes pleuvent sur la ville, Miss Sarah Brown cherche à faire son trou dans une société britannique où les conventions sociales assignent à chaque citoyen un rôle bien défini.
Poussée par sa générosité, mais aussi par désœuvrement, elle a intégré un comité de charité destiné à financer l’effort de guerre et à venir en aide aux indigents. Au cours d’une réunion, les membres voient débouler une étrange jeune femme, « une sorte de Cendrillon » dans laquelle ils identifient une sorcière. Le temps de faire une démonstration de ses talents, et la voilà qui disparaît en laissant derrière elle un balai. Le comité charge Sarah de ramener l’objet à sa propriétaire, dans la mystérieuse pension de l’île Moufle… Un lieu magique, cette pension qui tient autant de l’auberge que du couvent, conçue pour accueillir des gens « différents », souvent blessés par la vie ou inadaptés socialement. Sarah y trouvera provisoirement refuge, avec sa valise et son chien David.
Selon la tradition du récit d’apprentissage (mais sans affrontement destructeur), notre héroïne devra intégrer les règles particulières de la pension, apprendre à se débrouiller grâce à sa volonté et sa gentillesse, et surtout mettre à profit cet espace de liberté pour s’accepter, pour trouver le moyen de développer ses propres dons. Mais cela passe aussi par l’acceptation des relations sociales : or, si elle se montre plutôt avenante et polie, toujours bien intentionnée, elle semble incapable de nouer des rapports plus amicaux. Sarah se veut indépendante, mais cette indépendance se paie au prix de la solitude. Elle apprendra un peu tard qu’elle peut également s’ouvrir aux autres sans pour autant perdre ni ses rêves ni son intégrité morale.
Court roman inclassable, Le Fort intérieur mélange un cadre typique d’Angleterre traditionnelle, presque intemporelle, avec un univers magique qui préfigure celui de Mary Poppins ou les œuvres de J.K. Rowling. L’une des particularités du livre réside dans cet aspect fantastique latent : l’apparition de la sorcière en ville puis la multiplication des phénomènes surnaturels font tourner les têtes, mais personne ne paraît étonné outre mesure. Un peu comme si, face à la technologie, la magie avait cédé du terrain, mais sans disparaître totalement. Tout cela s’accompagne d’une forme de nostalgie, sinon de tristesse. Car la magie est en sursis, et les choses qui disparaissent ne sont pas des pertes provisoires, on continue de les perdre éternellement. Ainsi des rêves, de la naïveté de l’enfance. La jeunesse du monde, immense et interminable, joyeuse et pleine de première fois, est terminée, semble parfois nous dire Stella Benson ; et pourtant il faut tenter de vivre.
Riche en thèmes, mêlant la satire politique et sociale à des considérations sur l’intime, l’espace domestique et la difficulté des relations humaines, Le Fort intérieur est une belle curiosité qui offre quelques saisissants portraits de femmes (dont celui, en creux, de son auteure) en avance sur leur temps. Mais la diversité des registres, des tons, des styles, ainsi que l’intrigue en roue libre, basée sur de constantes digressions, pourront peut-être rendre la lecture laborieuse aux lecteurs les moins expérimentés. Avis aux amateurs.