Chris EVANS
FLEUVE NOIR
444pp - 22,00 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
Sur les flancs d’une montagne solitaire, au milieu de terres désolées où les vivants n’ont pas leur place : le ciel blanc, le froid, une forêt de cristal ou de pierre. Une sorcière elfe, manifestement folle à lier, se livre à quelque ballet obscène avec les arbres corrompus. De ses petits yeux chafouins, un écureuil contemple le spectacle tout en se fourrant un gland dans la bouche…
Ainsi commence le premier roman d’un auteur canadien spécialiste (dixit le quatrième de couverture) en histoire militaire, nouvel étalon fantasy de l’écurie Fleuve Noir. Malgré l’introduction un brin tendancieuse et les avertissements de l’éditeur, l’ouvrage ne se départit pas d’un classicisme certain. Pour résumer, c’est l’histoire d’une protectrice de la nature dont l’amour dévorant pour les plantes vertes s’est transformé en rage démente d’assimilation et de destruction. A cette représentante des forces du mal tente de s’opposer un front de peuples aux motivations divergentes.
Champion de la (dés)union, l’elfe de fer Konowa. L’intéressé traîne ses emmerdes comme un boulet du métal le plus dense. Son itinéraire personnel n’est qu’une chaîne de causalités fâcheuses. Rejeté par les siens à cause d’une marque de naissance infâmante. Réfugié au sein d’une société impérialiste qui ne l’intègre pas. Commandant d’un régiment de parias chargé de porter le fer aux quatre coins de l’œcoumène local. Assassin d’un puissant potentat à la solde de la sorcière démente. Exilé dans une jungle impénétrable alors que les arbres, les insectes et les petits animaux de la forêt ne sont pas, mais vraiment pas, ses amis… A ce point là et suivant les caprices d’un hasard scénaristique providentiel, il se voit rappelé par ses supérieurs et réintégré dans ses droits pour diriger une mission aux contours nettement piégeurs : récupérer un artefact magique au nez et à la barbe de la sorcière démente, au fin fond d’une région en pleine rébellion contre l’Empire.
Foin du décor, à peine esquissé, sinon par quelques réflexions à visées politiques sur la délicate question de l’assimilation, les méfaits du colonialisme, le droit des peuples dominés à se révolter et à disposer d’eux-mêmes. Disons-le autrement : le décor, c’est l’action (voire l’inaction). L’auteur, comme son CV l’exigeait presque, se focalise sur la vie et l’œuvre d’une unité militaire en temps de campagne (le fameux régiment des elfes de fer du sous-titre, qui n’ont d’elfes que le nom d’ailleurs). Avec au casting : un prince godichon insupportable de bêtise, un nain bavard et chiqueur, un puceau binoclard, une scribe de terrain fumant le cigarillo, et la magnifique Visyna Tekoy, magicienne de guerre aux idées un peu trop libertaires. Heureusement, il n’y a pas que des jambes de bois dans cette troupe incroyable, et nos héros pourront s’avancer tranquillement, de corvées de chiotte en brutales escarmouches, vers un joli petit remake de Fort Alamo (mettons, du Légende de David Gemmell, pour rester dans le genre qui nous préoccupe).
Instruction aux lecteurs éventuels : ne pas s’attendre à des surprises renversantes. En fantasy comme ailleurs, plus les ficelles sont grosses, mieux ça marche. Le roman ressemble terriblement à un hybride de La Compagnie noire, en moins noir, et d’un Seigneur des Anneaux adolescent (quoi, le « SdA » était un roman pour ados ?) revu à la sauce new age. Les soldats sont des crapules au grand cœur, les elfes ont des noms d’indien, les magiciens dissertent sur la place de l’homme (et créatures assimilées) dans le concert de la nature, les rapports qui se développent entre les différents membres de la communauté sont, au choix, d’une splendide virilité ou d’une retenue très honorable. Dans le monde réel (ou dans un livre de Thomas Day), Konowa et Mlle Tekoy auraient niqué comme des bêtes. Plus chaste et voulant peut-être ménager là son public, Chris Evans nous laisse sur un baiser suspendu…
Voilà ce qui est bien avec la BCF : on peut en relire après des années d’abstinence, on s’y sent comme chez soi. Fondations, distribution, agencement, peintures, tout y est familier. Trame gravée dans l’airain, visages interchangeables. L’art de la fantasy est une maison sans cesse revisitée, que seule distingue l’adresse du décorateur.
S’il n’est pas révolutionnaire — et à conditions de passer outre ses invraisemblances (une armée médiévale en campagne, ça ne ressemble pas à ça, Mr. Evans !) —, le roman de Chris Evans peut se lire avec un certain plaisir, comme l’on prend plaisir, après une longue absence, à retrouver le confort de son logis. Outre plusieurs personnages fort bien animés, il fait valoir quelques effets pyrotechniques très réussis ainsi que de jolis morceaux de bravoure, et il pose suffisamment d’appâts (Pourquoi la nature a-t-elle corrompu la sorcière ? Quels sont ses liens réels avec les elfes qui portent sa marque ? Konowa et Mlle Tekoy concluront-ils ?) pour que le lecteur ferré ait envie de lire la suite.