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Les critiques de Bifrost

La Terre demeure

George Rippey STEWART
FAGE
368pp - 22,00 €

Critique parue en avril 2018 dans Bifrost n° 90

Il est grand temps de redécouvrir La Terre demeure de George R. Stewart. Ainsi Juan Asensio débute-t-il sa préface à cette nouvelle édition, la troisième en langue française. L’ouvrage fut publié en 1949 aux USA, traduit en 51 chez Hachette sous le titre Un Pont sur l’abîme, réédité en 1980 dans la collection « Ailleurs & demain classique » chez Robert Laffont, agrémenté d’une élogieuse préface de John Brunner et d’une non moins remarquable postface de Rémi Maure éclairant le thème post-apocalyptique qui n’ont malheureusement pas été reprises ici. La nouvelle préface interroge davantage le contenu du roman de Stewart.

Un virus a éradiqué 99,99 % ou davantage de la population américaine, et probablement mondiale (selon moi). Ish, mordu par un crotale, est l’un des très rares survivants. Il est un intellectuel, avant tout observateur de la nature de sa région, qui constitue son sujet de thèse, et un homme volontiers solitaire qui le restera jusqu’à la page 130. Il traverse les États-Unis aller-retour sans croiser quiconque valant qu’il s’associât avec. De retour en Californie, il rencontre Em, qui devient sa femme, et bientôt une petite communauté s’agrège autour d’eux et des enfants viennent à naître. Longtemps, ce groupe, « la tribu », vit sur les vestiges de l’ancien monde qui progressivement se délite – Stewart parsème son roman de commentaires « off », en italiques, tantôt lyriques, tantôt cliniquement descriptifs, de l’impact sur le monde de la disparition de l’homme. En bon intellectuel, Ish aimerait beaucoup préserver le savoir contenu dans les livres, mais force lui est de constater que pour les nouvelles générations, un rien de savoir pragmatique est infiniment plus précieux pour leur survie. Il devra au final admettre que les générations futures ne relèveront pas la civilisation mais qu’elles n’en ont pas vraiment besoin.

Comme le montre la postface de Rémi Maure à l’édition de 1980, La Terre demeure occupe une position médiane au sein du corpus de la littérature post-apocalyptique. En gros, l’apocalypse est soit le résultat d’une catastrophe naturelle, soit le fait de l’humanité. Dans la première option, on a des œuvres et des auteurs qui envisagent la résurrection de la civilisation. Dans l’autre cas, la civilisation est justement le fléau responsable de la catastrophe qu’il ne faut à aucun prix relever de ses cendres. Aujourd’hui, 70 ans après la parution originale du roman, c’est devenu une tendance philosophique lourde que de considérer que la civilisation doit disparaître, l’homme avec elle et que tout sera bien mieux ainsi (L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! de Yves Paccalet, le roman de Jean-Pierre Andrevon Le Monde enfin, ou le film de Terry Gilliam L’Armée des 12 Singes).

Nombre de récits post-apo proposent la fin du monde comme un châtiment divin, et l’on peut lire ainsi l’épidémie de La Terre demeure, mais ce n’est pas le propos de G. R. Stewart, juste une interprétation possible. Les survivants doivent faire acte de rédemption en renonçant à la civilisation, au fruit de la connaissance offert par le Serpent qui est donc assimiler au mal, pour regagner le Paradis Terrestre. « Heureux les pauvres en espritcar le royaume des cieux leur est ouvert », lit-on dans Matthieu. La civilisation technologique est alors vue comme suffisante et bouffie d’orgueil, à l’instar des Pharisien sous le regard de Jésus. Juan Asensio évoque une révolte animale à travers le texte d’Arthur Machen, « La Terreur », « qui ne peut répondre qu’à la quête éperdue d’une pureté abolie lorsque les hommes et les animaux vivaient ensemble pacifiquement » (p. 12) ; motif naïf que l’on retrouvera dans Shikasta de Doris Lessing. Dans le roman de Stewart, le flambeau de la civilisation, conçu comme le corpus des savoirs agrégés par l’humanité au cours des âges, va s’éteindre ; seront par contre préservés des éléments de société ainsi qu’on le voit dans le sublime passage cité par Brunner (p. 282).

Servi par une écriture des plus remarquable, adaptée au propos, La Terre demeure est un exemple éblouissant de récit post-apocalyptique. Thème souvent prétexte à des récits d’action à l’emporte-pièce (on se souvient du navet adapté du très bon roman de David Brin Le Facteur), bien qu’abondent les contre-exemples (dans la préface de Rémi Maure, entre autres), le roman de George R. Stewart est profond et mélancolique, empreint d’une nostalgie pour le savoir perdu mais rempli d’espoir quant à un possible renouveau d’une société pour le moins convenable et, en dépit de tout, résolument optimiste. Voila un livre qui donne en abondance à réfléchir. La Terre demeure est le standard indépassable du thème, comme diraient les jazzmen. À lire absolument.

Jean-Pierre LION

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