Le beau parpaing que voilà ! Et toujours aussi peu maniable… mais qui a le bon goût de compiler quatre romans majeurs de John Brunner – même si l’auteur ne les a semble-t-il jamais désignés sous ce nom de « Tétralogie noire » pourtant devenu très commun. Tous à Zanzibar a été régulièrement réédité en français, mais ce n’était pas le cas de L’Orbite déchiquetée, du Troupeau aveugle et de Sur l’onde de choc, indisponibles depuis fort longtemps. Or il serait dommage que le premier roman, certes un immense chef-d’œuvre, et le prix Hugo 1969, soit l’arbre qui cache la forêt, parce que l’ensemble constitue une somme de la meilleure SF.
Il est souvent prudent de se méfier quand on parle d’auteurs de SF « visionnaires », qui « prophétisent », et cetera, mais, dans le cas présent, et même avec quelques lacunes notables d’ordre notamment technologique, très excusables, il apparaît clairement que Brunner est au-dessus du lot, bien au-dessus. Il est assez terrifiant à vrai dire de voir combien ces romans, écrits entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, et tous situés dans un futur proche, essentiellement la décennie 2010 (ça tombe bien), anticipent certains traits de notre monde contemporain, de la télé-réalité immersive au néocolonialisme économique, du repli sur l’irrationnel et la pseudoscience au racisme le plus paranoïaque et alimenté par le lobby des armes, de la destruction de l’environnement aux intellectuels-gourous, de l’omniprésence des médias aux ambiguïtés de la société de l’information dans un monde néolibéral, qui vire à la société de contrôle.
Ce n’est pas tant la prospective au plan technologique qui frappe le plus par sa justesse (il y manque assurément beaucoup de choses, même si Sur l’onde de choc, roman précurseur du cyberpunk, contient probablement ce qui se rapproche le plus de l’informatique personnelle, du piratage et des virus en même temps que d’Internet, avec ses dimensions de contrôle social mais aussi de redéfinition de l’identité, avant les années 1980), mais comment Brunner, dans ces quatre romans, anticipe notre manière de penser – et peut-être surtout de penser mal. Certains discours ne jureraient pas si on les extrayait de ce livre pour les attribuer, mettons, à des parlementaires niant le changement climatique – et certaines figures actuelles de la politique, de l’économie ou des médias, pourraient tout aussi bien, hélas, être des personnages de John Brunner…
Mais l’autre grande réussite de ces romans, et peut-être la plus appréciable de manière objective, c’est l’immersion incroyable qu’ils suscitent, notamment en jouant des principes que Brunner a piqué à Dos Passos et à sa « trilogie U.S.A. », et en mettant tout particulièrement en avant les médias – cette approche kaléidoscopique du monde, tout en fragments de publicités, de chansons, d’articles de presse, de notices de médicaments, avec des personnages éphémères témoins en forme de commentaire de l’intrigue à hauteur d’homme ; à vrai dire, pour cette même raison, l’intrigue passe régulièrement au second plan, s’il y en a une, et c’est très bien comme ça. C’est davantage marqué dans Tous à Zanzibar, ça l’est beaucoup moins dans Sur l’onde de choc, le roman le plus « classique » au plan de la narration, mais c’est tout de même un aspect remarquable de l’ensemble de cette tétralogie.
Vraiment de la SF haut de gamme – qui est bien de son temps par certains côtés, mais tellement au-dessus du lot et effroyablement juste sur tant de points qu’elle mérite bien qu’on y revienne. Et si L’Orbite déchiquetée et Sur l’onde de choc sont probablement un petit cran inférieurs (peut-être d’ailleurs parce que ce sont les deux romans qui recourent le plus à la quincaillerie SF – incluant pouvoirs psy aussi bien que robots et bizarreries temporelles, tandis que Nick Haflinger, dans le dernier roman, a des atours de héros autrement plus marqués que ses contreparties plus ambiguës dans les trois titres qui le précèdent), Tous à Zanzibar et Le Troupeau aveugle, le roman le plus noir de cette « Tétralogie noire » (parce que sans concessions – dans les autres, Brunner ménage en dernier recours, et peut-être sans conviction, un très vague espoir utopique, qui jure dans le tableau impitoyable qui forme l’essentiel du récit), méritent sans l’ombre d’un doute d’être qualifiés de chefs-d’œuvre. Indispensable !