Un vrai roman de hard S-F publié chez Actes Sud, voilà qui surprend. À y regarder de plus près, c'est toutefois assez logique : l'œuvre de José Carlos Somoza y est intégralement éditée et l'imaginaire de ce madrilène d'adoption (trop) peu connu en France n'a cessé de dériver lentement d'un fantastique nourri de références littéraires vers un fantastique de plus en plus crédible clairement orienté science-fiction. Après l'excellent La Caverne des idées et quelques autres de la même trempe, où l'érudition permet de tordre le mythe, Somoza s'attaque à un autre mythe, plus moderne, celui-ci, la théorie des cordes. Dans une histoire impeccablement traitée qui ne déparerait pas en « Lunes d'encre » ou en « Rendez-vous ailleurs », l'auteur s'offre le luxe de jouer avec le temps (entendre, sa « dimension physique ») tout en accouchant d'un thriller horrifique des plus prenants. Malgré une quatrième de couverture inepte probablement rédigée par un stagiaire aveugle sans doute intellectuellement trop élevé pour s'abaisser à lire un livre pas sérieux, La Théorie des cordes s'impose comme le meilleur roman écrit sur la question. Avec une plume fluide et parfois hard-boiled (servie par une traduction des plus correctes, malgré quelques erreurs de débutants qui énervent le lecteur hispanisant), Somoza navigue entre plusieurs époques. 2015, tout d'abord, ou une (encore jeune) physicienne illustre la théorie des cordes devant un parterre d'étudiants avachis en dépliant une feuille de papier journal, acte anodin qui lui révèle et confirme une horreur sans nom, et 2005 avant tout, où la même (toute jeune) physicienne est enrôlée par l'illustre professeur Blanes, seul espagnol nobélisable, dont le travail tourne autour de sa propre théorie des cordes, la théorie du séquoia. Entre ses deux dates, l'inavouable s'est produit, et il faut maintenant comprendre exactement ce qui s'est passé.
Admirablement découpé, le scénario de La Théorie des cordes renvoie le plus machiavélique des scénaristes hollywoodiens chez sa mère et déroule sa ligne narrative apparemment sans heurt, se contentant d'offrir le minimum à un lecteur de plus en plus secoué par l'épouvante que subissent les protagonistes principaux. Retour en arrière (2005, donc), où une station scientifique spécialement conçue pour le professeur Blanes avec des fonds privés plutôt louches entre en fonction sur un minuscule atoll de l'océan Indien. Dans le plus grand secret, plusieurs physiciens brillants arrivent sur l'île, dont la jeune Elisa qui joue malgré elle le rôle de personnage principal. Mais la physique n'est pas tout. Deux paléontologues et un psychologue théologien accompagnent l'équipe. C'est qu'il s'agit ici de contempler des images du passé, arrachées au temps via un processus effroyablement compliqué (et intelligemment décrit, d'ailleurs, même s'il reste imbitable pour le néophyte). Images du quaternaire ou image de la Jérusalem de l'an 33, comme vue depuis un satellite des plus modernes… Seul hic, l'Impact, ce choc psychologique inattendu et néfaste qui perturbe profondément l'esprit de ceux qui voient de telles images. Un choc violent qui fait craquer les nerfs des plus solides caractères et qui vaut à la petite équipe d'être traitée comme des pestiférés potentiels par la société qui finance toute l'opération. Si les choses semblent se dérouler correctement, Elisa commence à éprouver d'étranges sensations. Bientôt, des rêves l'assaillent, des rêves horriblement violents et sexuels dans lesquels elle sert d'esclave à une ombre dont seuls les yeux blancs sont visibles. Et quand un drame se produit sur l'île, c'est toute l'expérience qui cesse brutalement et qui dissémine les scientifiques aux quatre coins du monde. 2015, Elisa Robledo constate que la mort effroyable de certains de ses ex-collègues ne peut être le fruit du hasard. Quelqu'un ou quelque chose les élimine. Mais pourquoi ? Ne serait-ce pas simplement la folie qui les guette tous ?
Plongée psychanalytique dans l'univers des Dix petits nègres à la sauce Planète interdite, le roman de Somoza se dévore d'une traite et horrifie peu à peu son lecteur avec ses descriptions impeccables et cette sensation d'angoisse étonnamment bien rendue. Sexe, mort, tourments de l'inconscient et surprenante illustration d'une théorie physique séduisante, La Théorie des cordes fourmille d'idées géniales. Géniales, car elles n'inventent rien (ou si peu), mais recyclent avec bonheur l'histoire classique de la noirceur humaine. Ajoutez à cela quelques gouttes du meilleur des romans à suspense, et vous obtenez un livre d'une exceptionnelle facture, à découvrir au plus vite. Espérons qu'il ne passera pas inaperçu dans la petite communauté des lectrices et lecteurs de S-F.