Le bandeau est on ne peut plus clair, cette fantasy est signée Ann Leckie, l’auteure de SF multi-récompensée (Locus, Hugo, Nebula, Arthur C. Clarke et BSFA, entre autres) pour son premier roman, La Justice de l’ancillaire, lequel avait laissé un goût amer. Frileux mais curieux, on s’y est tout de même aventuré. Racontée du point de vue d’une divinité (son petit nom : Force et Patience de la Colline), c’est ici une histoire qui remonte à des temps immémoriaux, de la naissance des dieux à l’apparition des hommes, de leurs échanges, mais aussi de cette vie divine dans laquelle les dieux se jalousent et se battent pour obtenir l’attention des humains, donc le pouvoir. Dans cette histoire, on parle surtout des dieux, de la petitesse de certains et de la grandeur des autres, enfin… celle que les hommes pensent connaître. Force et Patience s’adresse à Éolo, l’aide de camp de Mawat, l’héritier légitime du poste de Bail (sorte d’oracle en lien direct avec le Freux, dieu de l’Iradène) qui recevra cette charge détenue par son père lorsque ce dernier aura accompli sa mission : sacrifier sa vie au Freux contre la protection que ce dernier accorde au pays de l’Iradène. Mais rien ne se passe comme prévu : quand Mawat arrive à Vastaï pour prendre ses fonctions, il découvre que son oncle a usurpé sa place sur le Banc du Freux pour une obscure raison. Mawat, qui attendait ce jour avec impatience, n’est pas dupe, tout comme Éolo qui se retrouve malgré lui au cœur d’une enquête. Celle-ci révèlera bien des secrets aux hommes, pauvres pantins des jeux divins.
« Fantastiquement différent » selon Patrick Rothfuss ? Non : les dieux se font la guerre, les dieux sont puissants, les dieux sont avides de pouvoir et de vengeance, les dieux utilisent les hommes… et les hommes tentent de les duper. En somme, Ann Leckie pioche dans les codes de la mythologie gréco-romaine et saupoudre le tout avec quelques préceptes de la religion animiste pour produire un med-fantasy classique. Mais si on apprécie le world building, l’intrigue est poussive. Tout le suspense réside dans l’enquête d’Éolo, un héros sympathique et honorable, mais la tension n’est hélas pas assez maintenue par l’auteure qui, plutôt que sur l’action présente, préfère s’étendre sur le passé de son divin narrateur, qui se veut mystérieux mais ne convainc guère. Sur la forme, l’alternance des narrations à la première et deuxième personne révèle la volonté de Leckie de faire les choses autrement et de souligner la clairvoyance et la toute-puissance de Force et Patience. Pour originale que soit cette technique narrative, elle installe cependant une distance entre le lecteur et les personnages. Une brèche difficile à combler au fur et à mesure de la lecture : les sentiments d’Éolo subissent en permanence le filtre du point de vue du dieu, dont on a l’impression qu’il se sert de lui comme d’un instrument pour arriver à ses fins. Un roman qui laisse dubitatif, donc, car si les intentions sont bonnes, la réalisation l’est bien moins et laisse sur sa faim.