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Les critiques de Bifrost

La Transparence selon Irina

La Transparence selon Irina

Benjamin FOGEL
RIVAGES
272pp - 19,00 €

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

Dans la France imaginée par Benjamin Fogel, l’Internet a été remplacé par le Réseau en 2027. Toutes les informations autrefois privées sont alors devenues publiques. Plus d’anonymat en ligne : les données bancaires, juridiques, scolaires, médicales sont ouvertes à tous. La vie de chacun s’étale devant les yeux de tous. Chaque habitant se voit attribuer un coefficient, sorte de note, reflet de son adaptation aux normes de la société. Chacun vit dans un logement « intelligent », économe en énergie. Chacun se voit proposer des partenaires correspondant à son caractère et à ses goûts. Bref, une vie guidée par les machines et le plus grand nombre. Bien entendu, certains répugnent à cette transparence, refusant d’employer dans la vie de tous les jours (la Real Life) le même nom que sur le Réseau. Ce sont les Nonymes, acceptés par la société mais regardés de travers par les Rienacalistes. Ainsi, en dépit de quelques tensions, les choses fonctionnent néanmoins sans accroc notable. Jusqu’a-lors… Car des individus œuvrent pour « li-bérer le peuple de cette tyrannie ». Quitte à recourir à la violence…

Le/la narrateur/narratrice (il/elle n’a pas de genre défini), Camille, est très actif/ve en ligne, suivant Irina, l’une des femmes les plus influentes du Réseau. Cette dernière est présente sur tous les sujets de discussion à la mode, donne un avis argumenté et tranché sur tout et n’hésite pas à détruire ses adversaires. Une personne très clivante et très puissante donc. Mais aussi fort mystérieuse. Or, peu à peu, Camille va vouloir découvrir la véritable personnalité de son modèle. Et cela va la mener très loin, en pleine révolution.

Le thème est indubitablement intéressant : la place des réseaux sociaux dans nos vies, poussée à l’extrême, jusqu’à la transparence ultime, la fin de toute vie privée. Une noble ambition que celle de Benjamin Fogel, en somme : faire réfléchir son lecteur à cet avenir possible, cet envahissement de la sphère privée par le regard des autres, pour le meilleur ou pour le pire. Sauf que l’auteur semble ici avoir hésité entre plusieurs genres littéraires. Récit policier, tout d’abord, avec des morts, des enquêtes plus ou moins officieuses, des mensonges, des trahisons. Bref, tous les codes du roman noir à suspens, mâtiné d’une petite dose de thriller. Mais le rythme est lent, haché, surtout au début, quand Fogel met en place la situation, les personnages et – surtout – le décor. L’utilisation de notes de bas de page, pas excessive mais présente, confère au texte une dimension documentaire. Comme si le romancier tentait de nous en dire le plus possible sans vouloir interrompre son récit, mais sans vouloir non plus abandonner un pan du monde qu’il a construit. Parfois, il a su intégrer ces renseignements à même son récit, parfois il a eu recours à ce procédé des notes un peu maladroit. À cela s’ajoute l’aspect pamphlétaire de La Transparence selon Irina. Rien de manichéen : Fogel propose des arguments validant des thèses opposées, donne le choix. Il ne force pas vraiment la main, mais propose au contraire des réflexions, des pistes pour nourrir un avis personnel. Cependant ces passages, proches de l’essai, lourds de références à certains penseurs (Foucault, Derrida…), participent de ce mélange des genres et obligent le lecteur à la patience et l’indulgence.

Car ce roman mérite de passer outre ces maladresses de construction. Le propos de Benjamin Fogel est suffisamment actuel et réfléchi pour mériter l’effort. D’autant que la dernière partie, bien qu’en germe dès le début du roman, et n’apportant donc pas une surprise phénoménale, est amenée de manière satisfaisante et offre des réponses solides. Reste un texte transgenre (n’est-il pas publié dans une collection réservée aux polars, alors que c’est aussi un récit d’anticipation ?), donc, et en définitive plus que recommandable.

Raphaël GAUDIN

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