Proposée en 2016 par les éditions Mnémos pour les vingt ans de la maison, l’intégrale de la « Trilogie de la Lune » est identique dans son contenu à la précédente édition (2011), en reprend l’illustration de couverture, hommage à celle des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne chez Heztel, mais dispose d’une couverture cartonnée avec jaquette, d’un signet, d’un beau papier et d’une préface en forme de déclaration d’amour rédigée par Étienne Baril-lier, spécialiste du steampunk et collaborateur bifrostien à ses heures.
Dans La Lune seule le sait (prix Rosny Aîné 2001), un vaisseau extraterrestre s’amarre à la tour Eiffel lors de la clôture de l’Exposition universelle de 1889. Grâce à la technologie des Ishkiss, le Second Empire de Napoléon III devient la nation la plus puissante au monde. Les connaissances des humains permettent aux vaisseaux organiques et vivants, fatigués par un long voyage interstellaire, de survivre. Despote quasi immortel, ivre de pouvoir, Napoléon III sombre lentement dans la folie depuis l’assassinat de l’impératrice et de leur fils en 1873. Le peuple souffre. Face à lui, Victor Hugo, exilé sur l’île de Guernesey, orchestre la résistance et recrute Jules Verne pour sauver Louise Michel du bagne construit dans les entrailles de la Lune. Le peuple Ishkiss partage une forme de conscience et d’intelligence collective et ses processus décisionnels, démocratiques, donnent la parole à tous ses membres. Louise Michel, parvenue à convaincre certains extraterrestres de la nécessité de ne plus soutenir un régime oppressif, fomente une révolution sélénite, mais pour la voir aboutir, il faudra l’appui des Ishkiss vivants sur la face cachée de la Lune. Pour son premier roman, Johan Heliot réhabilite la Commune de Paris et met en lumière la figure de Louise Michel.
La Lune n’est pas pour nous (prix Bob Morane 2005) place son intrigue en 1933. La Lune a fait sécession ; avec l’aide des Ishkiss, les Sélénites ont commencé à terraformer le satellite pour permettre aux humains de vivre à sa surface. L’utopie rêvée par Louise Michel prend vie au sein d’une nation libertaire où chacun fait sa part pour le bien de tous. Sur Terre, l’Europe a été dévastée par la Guerre totale remportée par Hitler. L’Alsace est un no-man’s land que domine le château du Haut-Koenigsbourg. Paris, affamée, se transforme peu à peu en taudis pendant que Germania, capitale du IIIe Reich, vit sous un dôme protecteur et importe les monuments des vaincus (dont la tour Eiffel et le Louvre). Hitler lève les yeux vers la Lune et ses Sélénites. Wernher von Braun et son équipe sont chargés de mettre fin à l’impunité des gens de la Lune avec l’aide d’une intelligence artificielle. Et Léo Malet devient le personnage central de cette lutte.
La Lune vous salue bien plonge le lecteur dans les années 1950. La Lune a disparu du ciel terrien, entraînant des bouleversements écologiques et l’apparition d’une étrange maladie psychique, le lunatisme. Les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale — c’est là que s’envole Boris Vian, agent secret français, en mission d’espionnage après avoir éliminé un Rommel devenu pacifique en Afrique. Il doit retrouver et assassiner le commandant Bob (Robert A. Heinlein) dans un climat de guerre froide : McCarthy fait la chasse aux sympathisants Sélènes et son pouvoir croît depuis l’assassinat d’Eisenhower à Dallas. Les Sélénites ont mis les voiles quelques années auparavant, mais certains se sont installés sur Mars dans l’espoir de pouvoir revenir sur Terre.
Chaque volume renvoie à trois époques et trois genres différents : la fin du xixe siècle et le roman feuilleton, les années 1930 et le roman noir, les années 1950 et l’espionnage, avec pour les deux derniers une forte influence du cinéma (Le Gorille vous salue bien et ses barbouzes pour le troisième opus). Comme dans notre trame temporelle, l’humanité connaît deux guerres mondiales et semble incapable d’apprendre de ses erreurs ou de s’amender. Le style de l’auteur s’adapte à chaque période, entre hommage et pastiche, et Johan Heliot revisite l’histoire et manie allègrement les références culturelles, littéraires ou politiques, de Jules Verne à tous les auteurs de l’âge d’or SF américains, de Napoléon III à Nixon et Kennedy. En plus de convoquer des personnages fictifs comme Lolita ou Géo Paquet alias le Gorille, il détourne les personnalités réelles non sans une pointe d’irrévérence, et pour le plus grand plaisir des lecteurs (Albert Londres, Jayne Mansfield, Ernest Hemingway…). Avec La Lune seule le sait, Johan Heliot est aussi l’un des premiers à mettre en scène un steampunk qui pioche dans l’imaginaire francophone à une époque où la plupart des auteurs, même français, placent leurs intrigues à Londres sous l’ère victorienne et les truffent de références culturelles anglophones. Des trois opus, le dernier, par son histoire encore plus extravagante que les deux autres, se révèle le moins convaincant. Peut-être parce que la Lune, terrain des utopies et des possibles, a pris le large quelque temps auparavant ?