Françoise d' EAUBONNE
LES ÉDITIONS DES FEMMES - ANTOINETTE FOUQUE
15,00 €
Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108
Françoise d’Eaubonne (1920-2005) fut une emmerdeuse multicarte. Militante politique (communiste ? anarchiste ? féministe ? écologiste ? féministo-écolo-anarcho-communiste ?), co-fondatrice du MLF et du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), éco-terroriste occasionnelle, amie de Beauvoir et de Foucault, elle n’adopte leurs concepts que pour mieux les détourner et forger elle-même, par exemple, ceux de phallocrate et d’écoféminisme, ou encore de non-pouvoir. Essayiste, romancière, biographe et poète, sa production littéraire va de la littérature jeunesse à l’érotisme, en passant par quelques romans de science-fiction.
Les éditions des femmes/Antoinette Fouque ont eu la bonne idée de publier sa « Trilogie du losange », dont les deux premiers tomes, Le Satellite de l’amande (1975) et Les Bergères de l’apocalypse (1978) étaient depuis longtemps indisponibles, et le dernier, Un bonheur viril, tout simplement inédit.
À première vue, le premier tome pourrait être un planet opera d’exploration assez classique, avec les connotations sexuelles obligées de la SF post-1968. Il pourrait aussi s’agir d’une utopie féministe et post-capitaliste – le capitalisme étant le « stade ultime du patriarcat », expliquera d’Eaubonne dans l’essai Le Féminisme ou la mort (1974). Ici, les hommes ont disparu, après une guerre des sexes dont on sait peu de choses, sinon qu’elle fut violente. Les femmes se reproduisent par ectogénèse, et les dialogues dégoulinent de bienveillance et de conscience sociale. Maladresse d’un auteur par trop idéologique, qui en fait des tonnes sur les vertus de son modèle ? Ou tout cela pourrait-il n’être qu’un vaste pastiche tous azimuts – de la SF politique post-soixante-huitarde, des planet ops à l’ancienne, des tics du discours communiste de l’époque, des naïvetés des copines féministes, peut-être même un pastiche du propre écoféminisme de d’Eaubonne ?
Les Bergères de l’apocalypse apporte au moins un élément de réponse : pas question de prendre Le Satellite… au premier degré ! Bien plus imposant, ce roman affiche un style plus riche et soutenu. La protagoniste et commandante de l’expédition du Satellite de l’amande, Ariane, a désormais des doutes sur l’utopie concrète qu’elle habite, et mène l’enquête. Où est le vrai pouvoir ? Pourquoi et comment les hommes ont-ils disparu ? Et d’ailleurs, que fait-on des enfants mâles ? La réflexion politique sous-jacente se fait plus riche et plus subtile, et plus profonde l’autocritique de l’essayiste.
Françoise d’Eaubonne étant Françoise d’Eaubonne, on ne doute guère qu’Un bonheur viril viendra à son tour renverser ce renversement, et proposer un troisième éclairage radicalement différent sur un univers plus complexe que prévu. Ce troisième tome n’étant toutefois pas encore disponible au moment du bouclage, on laissera prudemment le lecteur curieux en juger par lui-même…
Au total, l’un des projets les plus ambitieux de la SF française des années 1970, à redécouvrir, et l’une des sources majeures de la SF écoféministe qui semble en passe de devenir un axe important de la SF mondiale : un must pour les érudits.