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Les critiques de Bifrost

La Trilogie steampunk

Paul DI FILIPPO
J'AI LU
317pp - 6,70 €

Critique parue en septembre 2000 dans Bifrost n° 19

Les temps modernes ont commencé bien plus tôt que nous le pensons. C'est en fin de compte le message du steampunk qui, en bricolant la technologie du XIXe siècle, nous rappelle que nous avons tendance à considérer comme primitives toutes les époques qui nous ont précédées. En poussant jusque dans leurs plus exotiques limites les techniques des deux siècles précédents, les auteurs du steampunk rendent justice aux savants des âges de la vapeur, de l'électricité et du fer — pour notre plus grand plaisir.

La Trilogie steampunk représente ce que l'on a fait de mieux dans le genre : trois novellas dans lesquelles des scientifiques se livrent à des expériences aux conséquences plus qu'inattendues.

Dans « Victoria », Cosmo Cowperthwait, inventeur malheureux d'un nouveau moyen de production d'énergie — au moyen d'uranium, ce qui a provoqué la mort de toute sa famille dans une gigantesque explosion… — s'est tourné vers la biologie. Le résultat ? Victoria, une salamandre à taille et forme humaine, qu'il vient de cacher dans un bordel londonien lorsqu'il reçoit la visite du premier ministre en personne. Pourquoi un tel personnage s'intéresse-t-il à un obscur savant ? Eh bien, parce que la jeune reine Victoria, dont le couronnement approche, a disparu, et qu'il a besoin de sa créature pour donner le change. S'ensuit une enquête qui mène le malheureux Cowperthwait et son valet dans les bas-fonds de Londres, jusqu'à l'école de jeunes filles d'une dame nommée Otto et à un duel avec un homme au nez d'argent ! Tout est réussi dans ce texte : des personnages plus excentriques les uns que les autres aux situations comiques ou grotesques, sans oublier les inventions de Cosmo.

La deuxième novella n'a pas le rythme de la première. Le professeur Agassiz, fervent défenseur du créationnisme contre les théories de Darwin, y part à la recherche d'un étrange fétiche, et tombe sur quelques monstres tout droits sortis de Lovecraft. Le personnage et son racisme sont joyeusement caricaturés, mais l'intrigue est moins rondement menée que dans la première nouvelle.

Le meilleur est pour la fin, avec « Walt et Emilie ». Walt, c'est Walt Whitman, le grand poète américain du XIXe siècle, d'abord vilipendé pour s'être fait le chantre de la sexualité dans ses poèmes, mais reconnu à la fin de sa vie. Emily, c'est Emily Dickinson, poétesse inconnue de son vivant, mais dont les quatrains incisifs, qui déchiffrent de manière quasi métaphysique émotions et sentiments, seront publiés après sa mort. Di Filippo fait se rencontrer la recluse d'Amherst, Massachussets, et le démocrate élégiaque à l'occasion d'une expérience menée par le frère d'Emily — qui vécut effectivement non loin du couple formé par lui et par sa meilleure amie. L'expérience en question vise à atteindre Summerland, c'est à dire l'au-delà, pour y rencontrer les morts du passé et du futur. Passons sur les détails de l'expérience — le voyage se fait dans un schooner et la machinerie est rechargée en courant électrique par des autruches ! — pour dire qu'ils finissent par rencontrer Allen Ginsberg, autre poète américain, mais de la beat generation cette fois.

Avec ce merveilleux texte, Paul Di Filippo, nouvelliste émérite mais auteur hélas peu connu ici — des textes sont parus en leur temps dans Fiction, l'anthologie Mozart en verres miroirs, la revue Cyberdreams et, plus récemment, Galaxies et Bifrost — donne toute la mesure de son talent et prouve, s'il en était besoin, que le steampunk n'est pas que décoratif.

En réunissant Walt Whitman, Emily Dickinson et Allen Ginsberg dans une aventure surnaturelle, il rend hommage à ce que la culture américaine peut produire de meilleur. Walt Whitman eut du mal à être lu parce qu'il défendait des idées démocrates et pensait qu'on trahissait les idéaux de la révolution. Allen Ginsberg, qui s'adresse à Whitman dans un de ses poèmes (A super-market in Califorma, Howl), critiqua les valeurs de la société américaine dans toute son œuvre. Emily Dickinson, recluse dans une petite ville du Massachussets, vécut à l'opposé de l'image de l'écrivain américain moderne, voyageur aux multiples métiers prêt à prendre la pose pour la postérité — et n'en produisit pas moins une œuvre dont la forme, comme le fond, sont d'une éclatante modernité. Les temps modernes ont vraiment commencé plus tôt qu'on ne le pense, y compris en ce qui concerne les idées.

Tout cela est fait sans la moindre lourdeur, au contraire, avec humour et une capacité à inventer des machines et des situations cocasses qui ne peuvent que réjouir le cœur du lecteur de S-F qui s'empressera de poser ce livre sur les rayons de sa bibliothèque, en attendant la traduction de Ribofunk, le deuxième recueil de l'auteur.

Sylvie DENIS

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