Jesse BULLINGTON
ECLIPSE
560pp - 19,00 €
Critique parue en octobre 2011 dans Bifrost n° 64
Pseudo-fantasy historique au style unique et aux innombrables références, La Triste histoire des frères Grossbart rejoint les œuvres de Jeff Vandermeer au rayon OLNI. (Vandermeer, qui recommande d’ailleurs chaudement le bouquin à qui veut l’entendre ; on a vu des patronages plus durs à porter.) Dense, difficile, violent, halluciné et… hilarant, le roman de Jesse Bullington a la saveur unique des grands livres. Intelligent, bien raconté, tragicomique et fondamentalement absurde, le « scénario » n’utilise aucune ficelle du genre et s’apparente plus à un jeu avec le lecteur. Située au milieu du XIVe siècle, au fin fond des montagnes autrichiennes, l’intrigue dérive assez vite dans l’anti-quête initiatique. On y suit le parcours (la fuite) des frères Grossbart, pilleurs de tombes de pères en fils depuis des temps immémoriaux, et non dénués d’une certaine forme de bondieuserie toute personnelle (mais très éloignée des standards locaux, tout de même). Après avoir massacré la femme et les filles d’un fermier du cru (lors d’une scène décidément anthologique aussi drôle qu’horrifique et injuste), les deux frères quittent leur village et traversent les montagnes pour fuir leurs poursuivants. Poursuivants dont ils se débarrassent assez vite pour se perdre rapidement dans une dense forêt. C’est le début d’un voyage délirant et très sérieux (vers L’Egypte mythique, terre païenne sur laquelle ils espèrent régner par la volonté de la vierge Marie — plus tout à fait vierge, comme les deux frères l’admettent eux-mêmes, mais c’est une autre histoire) au cours duquel ils rencontreront des démons visqueux, des sorcières épuisées, des princesses cachées et autres délires extrêmement bien agencés par un auteur dont on ignore tout mais qu’il va falloir surveiller de près.
Pour un coup d’essai, Bullington signe un coup de maître, avec des personnages d’une rare présence, une totale absence de manichéisme et un humour cynique de bon goût. Ici, la violence gratuite ne l’est jamais (un peu quand même, d’accord, mais légèrement décalée), les situations les plus absurdes suivent une logique implacable et les dialogues pour le moins truculents ont sans doute poussé au suicide le traducteur. Il fallait assurément le talent d’un Jean-Daniel Brèque ou la verve d’une Nathalie Mège pour venir à bout d’un truc (?) pareil, mais — surprise — c’est Laurent Philibert-Caillat qui s’y colle, et force est de reconnaître qu’il s’en tire haut la main. Et pourtant, le défi était de taille. Rendre en français ce mélange unique d’horreur-comico-rabelaisien-gore-mystico-délirant avait de quoi doucher les enthousiasmes. Alors ne boudons pas notre plaisir, d’autant que les éditions Eclipse ont eu l’excellente idée de conserver la (très bonne) couverture anglo-saxonne, sorte de croisement entre Escher et Dürer version destroy. Avis au public, La Triste histoire des frères Grossbart est un roman aussi étonnant qu’enthousiasmant. Et drôle, aussi. Et sanglant. Avec des têtes coupées. Oui, bon.