James Graham BALLARD
DENOËL
304pp - 20,00 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
James Graham Ballard semble avoir vécu plusieurs vies si on considère qu’il a côtoyé très jeune la misère, la souffrance et la mort, tout en vivant entouré de domestiques dans un environnement cossu, qu’il s’est épanoui, adolescent, dans un camp de prisonniers malgré les privations physiques et culturelles (un prisonnier lui avait dit qu’il regretterait Lunghua à la libération), qu’il assimila le monde moderne, les surréalistes et la psychanalyse, au cours d’erratiques études partagées entre la médecine et la littérature, puis collectionna les jobs précaires au gré de ses centres d’intérêt avant de devenir pilote de la RAF au Canada, rentrant au pays pour devenir trois fois père à partir de vingt-cinq ans et veuf à trente-trois. Tout cela en ayant eu le temps de devenir rédacteur en chef d’un magazine scientifique, de participer à la mouvance de New Worlds avec son ami Michael Moorcock, et d’être écrivain depuis sept ans, avec déjà Le Monde englouti, Le Vent de nulle-part et une trentaine de nouvelles, dont « Billenium ». Au regard d’autres carrières, c’est toute une vie, déjà, qui vient de défiler, avec un impressionnant cortège d’atrocités et de coups du sort.
Paradoxalement, c’est de ce parcours que Ballard tire son énergie. Ce spectateur d’un « monde sinistre et cruel » a l’intelligence analytique et la capacité de décision qui caractérisent les gens plongés dans la tourmente, mais, dans son cas, associées à une éducation classique étayant cette vivacité d’esprit. Il est symptomatique que cet homme pressé qui aspirait à une vie conjugale paisible commence à publier au moment de son mariage (« La vie de famille a toujours été importante à mes yeux »). On imagine mal l’auteur de « Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan » connaître le bonheur en devenant ce père attentif repassant le linge entre deux chapitres de Crash !. On est surpris d’apprendre que, crucifié par la mort injuste de sa femme, il trouve précisément dans l’éducation de ses enfants la force d’écrire, affirmant même que ce sont eux qui l’ont élevé. En fait, depuis sa retraite de Shepperton, cet homme sans patrie, mais avec un foyer, observe le monde depuis la fenêtre de sa télé, analysant parcours et erreurs de la société pour en faire la matière de ses livres dérangeants, mais éclairants.
Du plus grand romancier contemporain anglais décédé début 2009, on ne connaissait que des pans de vie romancés dans Empire du soleil ou La Bonté des femmes. Voici à présent sa vraie vie, et rien d’autre, aucun chichi, aucun regret ni règlement de comptes ; Ballard se borne à dire les choses comme elles sont, de cette façon un peu clinique qu’il a toujours eue en portant un regard quasi photographique sur nos sociétés, signalant comme en passant ses erreurs de comportement ou de jugement, mais sans jamais les taire, ne s’épanchant que pour dire ses bonheurs et exprimer sa gratitude à ceux qu’il aime ou respecte. Le fait que la dernière phrase de cette autobiographie dise son admiration pour le médecin soignant son cancer de la prostate est un fulgurant témoignage de ce respect d’autrui, qu’il semble avoir appris dans « la découverte du vaste monde mystérieux du corps humain » à la faculté de Cambridge où se faisaient disséquer nombre d’anciens professeurs, mais qui était déjà le sien devant l’atroce misère des habitants de Shanghai, contre laquelle l’enfant qu’il était ne pouvait rien, ni ne comprenait que l’adulte privilégié n’y pouvait rien non plus. Traînent donc dans sa mémoire le souvenir de ce mendiant tendant une boîte de Craven A en fer blanc recouvert par un édredon de neige jusqu’à être effacé du paysage puis de la terre, et la problématique question du « gouffre séparant leur existence de la [sienne] », qu’il ne voyait pas comment combler.
Respect et modestie : d’autres que Ballard auraient ici égrené leurs succès et les hommages rendus dans le but de témoigner de leur importance ; lui ne le fait une fois de plus qu’à titre informatif, notant une anecdote non pour régaler un auditoire de bons mots, mais pour noter un trait significatif de la culture anglaise si honnie ou de la puérilité états-unienne. Aucune griserie n’altère sa capacité de jugement : si acteurs et réalisateurs se révèlent d’excellente compagnie, « le monde du cinéma est une baudruche voyante — portée par l’enthousiasme, une suffisance ridicule et tous les rêves que l’argent peut réaliser ». C’est cette modestie qui lui permet d’approcher la vérité, tout au moins de la traquer dans les recoins où elle se manifeste, avant qu’elle ne soit visible à autrui. C’est ce qui lui permet de comprendre la prochaine déroute anglaise dans d’infimes détails comme les piscines vides et les hôtels abandonnés qui ressurgiront dans son œuvre, alors que ses concitoyens s’aveuglaient encore du fait de leur passé, avant de finir au pays « littéralement enfouis dans un cocon de souvenirs de Chine ». On est frappé par cette mémoire quasi photographique qui s’affranchit de la mémoire pelliculaire pour saisir dans un fulgurant instantané des variations architecturales mineures, mais significatives. L’extraordinaire acuité de ce regard est celle du peintre, ce qui n’étonnera pas de la part d’un visiteur forcené de galeries ayant même organisé une exposition de carcasses de voitures, happening où il se fait entomologiste, les réactions des visiteurs permettant de tester son projet romanesque. Pas étonnant non plus qu’il s’étonne sans cesse de la capacité à s’illusionner de ses semblables aveuglés par le conformisme, lui dont le regard se double d’un instinct sûr, celui d’un chasseur redoutable, qui traque inlassablement les signes du changement, quitte à le débusquer avec son arme, la littérature : « devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. Le changement, voilà ce dont l’Angleterre avait besoin, je le sentais ; je le sens toujours. »
C’est cette aspiration qui le porta naturellement vers la science-fiction, quand bien même il se méfiait autant de ses puristes que de ses contempteurs. Ici aussi, s’il célèbre sa vitalité et sa plasticité, il note son paradoxal conformisme, notamment dans les extensions consuméristes américaines que symbolisaient des conquêtes spatiales triomphantes. La S-F sait combien elle lui est redevable de l’avoir débarrassée de ses derniers traits adolescents, notamment au sein de la revue New Worlds, en modifiant le genre en profondeur avec des coups de poing comme La Foire aux atrocités ou « La Plage ultime ».
Respect, modestie et tolérance : Ballard ne perd pas de temps en vaines querelles. Il constate plus qu’il ne juge, déplore plutôt qu’il ne condamne, espère et non revendique. Tout au plus exprime-t-il de sévères réserves envers un Kingsley Amis vieillissant, notamment pour son comportement vis-à-vis des femmes, tout en le remerciant « de sa générosité et de sa gentillesse, dont [il a] eu la chance d’être témoin avant qu’il ne devienne un casse-pieds professionnel ». A maintes reprises dans ces confessions, on le voit qui constate une situation sans prendre parti ; son désir de comprendre autrui ou d’émettre une réflexion sur un comportement l’emporte sur l’indignation ou la colère. Le regard analytique, une fois de plus…
C’est probablement ce qui a fait de Ballard le grand écrivain qu’il est devenu. Il est assez souvent question de science-fiction dans les pages de cette autobiographie, en tant que littérature, mais peu de son aventure éditoriale comme de ses rapports avec le milieu, et même de ses propres livres, à l’exception des plus emblématiques, uniquement dans la mesure où ils font partie de ses préoccupations et se mêlent à sa vie. En revanche, cette biographie étonnamment courte, si on considère la brièveté des descriptions comparée à celles des romans (mais on devine Ballard pressé par la maladie), avec son écriture dense, précise, souvent poétique, a le mérite de délivrer des clés à qui connaît déjà son œuvre. Les autres ne saisiront qu’imparfaitement ses propos, mais resteront séduits par ce retour honnête et sincère sur une vie édifiante à bien des égards.