Fabrice COLIN
FLAMMARION
329pp - 13,00 €
Critique parue en avril 2011 dans Bifrost n° 62
Il y a des livres que l’on n’attend pas et qui pourtant comblent une attente, des ouvrages dont il faut parler sans pourtant rien en dire si l’on ne veut pas tout gâcher. C’est ici le cas. Résumer ce recueil de nouvelles — à condition que c’en soit véritablement un — reviendrait à plaquer des schémas fades et rassurants sur ce qui sort du commun, à orienter la lecture là où il s’agit précisément de désorienter. Car La Vie extraordinaire des gens ordinaires est une entreprise inquiétante, d’une saine inquiétude qui réveille notre faculté d’étonnement trop souvent engourdie. L’auteur nous délivre d’une trompeuse familiarité au monde ou, comme le dirait Bertrand Russel, diminue « notre certitude à l’égard de ce que sont les choses, augmente beaucoup notre connaissance à l’égard de ce qu’elles peuvent être. »
Au cours linéaire et irréversible de la vie, Fabrice Colin oppose le primat de l’instant, comme dans « Trois buts et puis plus rien ». Rien n’épuise le réel dès lors que l’on peut à tout moment introduire l’alternative : « L’incroyable n’est incroyable que si d’autres personnes autour de vous n’y croient pas » (p. 282). Ainsi en va-t-il pour le monde lorsqu’il n’est plus étriqué par la fausse assurance : « Dans la gloire du matin », « La Dernière vague » et « Enchantement sur dossier », quand le regard redevenu innocent en décèle le particulier : « Rêve jurassique », « Toujours dans la lune ». L’inquiétude réactive notre capacité à se préoccuper du réel. Pour cela, quoi de mieux que le clown auguste dans sa tristesse d’« Inspirer / Expirer », ou les chats que l’on sait par essence étranges d’« En compagnie de Mark Twain (et de tous ses amis) ».
Cette remise en cause de notre fausse accointance au monde prend ici différentes formes selon les récits. Elle éveille les sens dans « Beauté dans l’œil du spectateur » et « Clair comme de l’eau de roche », sorte de Shangri-la gastronomique avec Liam Gallagher en guest star. L’inquiétude de l’ordinaire redonne une seconde chance à ce qui semblait figé, nous permet de rire au souvenir d’un événement triste, de pleurer à la joie passée. « (…) La beauté et la tristesse ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce et cette pièce n’en finit pas de tourner sur la tranche, alors… » (p. 149). La fortune sourit différemment aux uns et aux autres, pourtant rien n’est joué à la loterie de la vie, affirme « Cent pour cent des perdants ».
Dans « Pas l’ombre d’un doute », et de façon générale dans chacune des histoires, Fabrice Colin rappelle que, dans notre relation à autrui, nous essaimons les possibles, et qu’autrui en fait tout autant à mon endroit. Mon souci de l’autre peut prendre la forme d’un rapport singulier, intime, ou être décliné en entreprise collective, ainsi qu’il en va dans « Chez les vivants ». L’inquiétude devient alors générale, s’impose comme volonté de repenser les engagements sociaux ou politiques, entreprise folle de « S’il le faut, nous déclencherons la Troisième Guerre mondiale ». Non pour relativiser ces engagements, mais au contraire pour ne pas se contenter d’un catéchisme laïc et stérile. Il faut contester l’évidence de tout combat pour, après l’avoir fondé, le refonder à nouveau. Mettre en péril l’engagement, c’est l’obliger tout le temps à s’affirmer, quitte à le faire depuis une prison russe dans « Ecarter les murs ».
Le réel n’est jamais affirmation, mais toujours possibilités qui peuvent être actualisées de bien des manières. L’art autorise bien sûr cette remise en question, à travers la multiplication des œuvres dans « Consolation », ou simplement l’abstention dans le récit troublant et beau « Je vous avais bien dit que ce livre serait mon dernier ».
Au quotidien désenchanté, Fabrice Colin oppose l’émerveillement du singulier, « Portrait de l’artiste en homme banal », tant il est vrai que chacun de nous peut à tout moment adopter un comportement non prédictible et engendrer un sain chaos. Après tout, « Les gens sont beaucoup plus raisonnables qu’on le croit quand ils se sentent heureux. » (p. 130)
Mais cette joie n’est pas aveugle. « Pleurer, c’est rendre au monde un peu de la beauté qu’il nous a donnée, ce qui n’est pas anodin. On peut pleurer de joie ou de tristesse mais les larmes, toujours, sont l’extrême sourire. » (p. 142) La mort est omniprésente dans le livre parce qu’elle est paradoxalement ordinaire et à chaque fois un événement, l’affaire de tous ou mieux, « Chacun son truc ».
Toute l’existence est ainsi saisie dans ce bouquet d’instants qu’est La Vie extraordinaire des gens ordinaires, composition à l’écriture ciselée, d’une apparente simplicité de style. Avec ce recueil, Fabrice Colin se situe dans la lignée d’Emmanuel Bove (1898- 1945), l’auteur notamment de Mes amis et Armand, chantre de la vie ordinaire, l’un de nos plus grands écrivains.