Pat MURPHY
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
272pp - 19,90 €
Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103
À Pat Murphy, autrice américaine dont on connait finalement peu l’œuvre en France, revient l’honneur de donner le coup d’envoi du tournant que Les Moutons électriques souhaitent faire prendre à leur ligne éditoriale cette année, résolument tournée vers l’utopie. Après La Cité des ombres (Denoël, 1990) et Nadya (J’ai Lu, 2000), La Ville, peu de temps après est le troisième de ses livres à rencontrer le public français, plus de vingt ans après son prédécesseur ; celui qui lui a permis, entre autres nombreuses nominations et distinctions, de se retrouver en lice pour le prix Locus du meilleur roman de science-fiction en 1990.
Dans une San Francisco vidée de sa population par la Peste, il ne reste que des artistes et quelques marchands pour animer la ville. Poussée à y retourner bien des années après que sa mère a fui le passé et ses fantômes, Jax y découvrira, au-delà de son nom, le rôle qu’elle doit jouer dans le conflit qui menace cette petite communauté paisible, sa nouvelle famille. La métropole, dont le cœur semble battre à l’unisson avec celui de ses habitants, ne se contente pas d’être le théâtre de la guerre à venir : protagoniste à part entière, elle y participe à sa façon, apportant à l’histoire une touche fantastique rafraichissante.
Originellement publié en 1989, La Ville, peu de temps après semble avant tout vouloir rejeter en bloc le climat délétère de tension et de peur qui a régné tout au long de la guerre froide. Rien de surprenant, alors que cette dernière touche à son terme, dans le fait que Pat Murphy y défende la paix, quelle qu’en soit la forme ou le prix, du moment que la lutte permettant de la préserver refuse de jouer le jeu de la violence. Rien ne vient perturber la douceur du ton avec lequel l’autrice raconte, au travers des vies entrecroisées de ses personnages et de ce lieu, la façon dont ils mèneront une guerre d’un nouveau genre. Elle prône une ouverture d’esprit sublimée par l’art, tourne en dérision l’arrogance de l’humanité, l’abominable prétention de ses guerres de territoires, la laideur de ses velléités de conquête – y compris, ironiquement, celle de la paix elle-même. Très contemplatif, ce récit antimilitariste invite plutôt son lecteur à respirer avec le monde, à vivre en harmonie avec ce qu’il a à offrir au jour le jour. Une fois cela compris, toute prétention de vouloir imposer à autrui une vision plutôt qu’une autre devient absurde. Sans tolérance, aucune paix n’est possible. Après tout, qu’est l’Amérique aux yeux d’un individu qui ne se reconnait pas en elle ?
Une trentaine d’années après sa publication, ce roman post-apocalyptique parvient à résonner avec l’actualité d’une façon inédite, dans un monde moins préoccupé par le spectre des guerres mondiales que par la menace pandémique. Sa pertinence demeure : aujourd’hui comme alors, la capacité de tout un chacun à projeter l’espoir dans un monde meurtri est une nécessité vitale de laquelle dépend notre résilience et notre faculté à construire un avenir. On ne pourra que pardonner à ce texte ses quelques lourdeurs de style, tant il sublime le rôle essentiel de l’imaginaire dans nos vies.