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Les critiques de Bifrost

La Vitesse de l'obscurité

La Vitesse de l'obscurité

Elizabeth MOON
FOLIO
576pp - 11,70 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Elizabeth Moon a publié de nombreux romans de S-F et de fantasy dont seuls quelques-uns, assez médiocres, ont été traduits en France : La Résistante chez J'ai Lu, des collaborations avec Anne Mc Caffrey et la série de S-F militariste Heris Serrano chez Bragelonne. La Vitesse de l'obscurité a obtenu le prix Nebula et été finaliste du prix Arthur C. Clarke, honneurs bien mérités, il faut bien le dire et c'est une surprise, tant ce roman, certes non exempt de défauts, est à la fois touchant, drôle et intelligent. Acclamé par la critique anglo-saxonne à sa sortie, comparé à Des fleurs pour Algernon, c'est plutôt au roman de Mark Haddon, Le Bizarre incident du chien pendant la nuit (paru en France en 2004 chez Nil et tout juste réédité chez Pocket « jeunesse ») qu'il convient de le confronter.

Comme dans ce dernier texte ou, toutes proportions gardées, comme le Benjy Compson du Bruit et la fureur de Faulkner, le narrateur, Lou Arrendale, est autiste. Si, en ce milieu de XXIe siècle, un traitement existe pour les nouveaux-nés, Lou est venu au monde trop tôt pour pouvoir en profiter. Malgré tout, une prise en charge spécifique dès le plus jeune âge lui permet de vivre sans trop de problèmes parmi ceux qu'il appelle les gens « normaux ». Ses capacités d'analyse des structures et celles de ses autres collègues autistes sont même très précieuses pour la compagnie pharmaceutique qui les emploie. Mais Crenshaw, le nouveau directeur, ne l'entend pas de cette oreille : la salle de gymnastique, les emplacements de parking, tous les aménagements améliorant le confort et la concentration de ces employés particuliers coûtent cher. Peu importe leur productivité exceptionnelle, Crenshaw fait miroiter aux autistes de la section A un nouveau traitement, encore au stade expérimental, supposé les rendre « normaux ». Et quiconque refuserait de le prendre serait évidemment mis à la porte. La crainte de perdre son emploi bouleverse Lou et il se pose de nombreuses questions sur les risques que présente ce traitement. Mais la tentation d'accepter est grande, car peut-être alors pourra-t-il envisager d'inviter son amie Marjory à dîner et, qui sait, se marier et vivre avec elle…

La réussite du livre doit beaucoup au style employé par Elizabeth Moon pour rendre perceptible l'autisme de Lou. Les décalages ainsi créés entre le monde tel que le voit et le comprend Lou et notre propre perception est source d'étonnement, d'interrogations et, souvent, d'hilarité (notamment lorsque toute métaphore est prise au premier degré). On en regrette d'autant plus les quelques rares passages décrits du point de vue de personnages non autistes, comme si l'auteur n'avait pas eu entièrement confiance en la capacité de ses lecteurs à relier tous les fils nécessaires à une parfaite compréhension. De même, si Lou nous est présenté dans toute sa complexité, et si l'on comprend bien que pour lui les gens normaux sont incapables de mensonges ou de mauvaises actions, il n'était peut-être pas utile de l'entourer de personnages aussi caricaturaux : Crenshaw est le parfait salaud ; Tom, le professeur d'escrime de Lou, est le parfait gentil ; Don, amoureux de Marjory et jaloux de Lou, est le parfait cinglé ; Marjory est elle-même parfaitement… parfaite !

Mais ces détails ne gâchent en rien le plaisir pris à la lecture de La Vitesse de l'obscurité (concept sur lequel Lou passe des heures à réfléchir : l'obscurité étant là avant la lumière, se peut-il que sa vitesse soit plus grande que celle, limite, de la lumière ?). Hymne à la tolérance, message d'espoir — l'auteur est elle-même mère d'un enfant autiste —, critique d'un certain libéralisme borné, ce roman satisfera le lecteur de S-F, mais devrait pouvoir toucher un plus large public, ne serait-ce que celui qui s'est rué au cinéma voir Rain Man, le livre sortant largement vainqueur de la confrontation.

Pascal GODBILLON

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