[Critique commune à La Voie du sabre et L'Homme qui voulait tuer l'empereur]
Comme il le fera ensuite avec Chaka, Day s’approprie un cadre et un personnage historique et le ré-enchante, ajoutant des éléments magiques, s’éloignant des faits avérés pour donner à ce personnage une stature légendaire. Mais contrairement au Trône d’ébène, La Voie du sabre est une vraie fantasy ne proposant qu’une seule grille de lecture, surnaturelle.
À part sa maîtrise suprême du katana et son talent artistique, le Musashi de Day n’a qu’un vague rapport avec sa contrepartie réelle, tout comme son Japon n’est pas celui de nos manuels d’Histoire : les sorciers y manient la foudre, une encre allonge votre vie mais vous transforme en dragon (Herbert rencontre Lovecraft ?), un tatouage peut s’animer, un ronin manipuler le cours du temps et sculpter un tigre dans une gerbe de sang.
Sang qui – artériel ou issu du dépucelage d’une jeune fille – est omniprésent dans ce conte initiatique (qui comprend des récits dans le récit nous en apprenant davantage sur Musashi) maniant à la perfection, via une langue tour à tour poétique, raffinée, crue, voire vulgaire, chaque concept et son contraire, en un Yin et un Yang incessant confinant à la perfection, autant stylistique que dans sa portée morale et philosophique, exceptionnelle pour un texte qui reste d’une admirable (mais parfois frustrante) concision. Day nous montre un homme sanguinaire mais qui entrera dans la légende parce qu’il n’est motivé que par l’amour et le respect des autres, qui pourrait exercer un pouvoir politique absolu mais s’y refuse, qui épargne quand il devrait tuer, qui, dans une culture marquée par son conservatisme, son conformisme, est un esprit libre et progressiste refusant les hiérarchies, accordant la même valeur à l’existence des puissants et des opprimés. Il nous montre l’ambition dévorante de son disciple, qui veut connaître la technique de Musashi afin, au contraire, de régner en tyran après avoir épousé et fécondé la fille de l’Empereur-dragon. Un personnage profondément antipathique, à qui son maître montre sans cesse la voie de la sagesse, que Mikédi refusera systématiquement d’emprunter, jusqu’à commettre l’irréparable. Prouvant ainsi la plus grande leçon de Musashi – parfois, gagner, c’est refuser de combattre.
Incontestable chef-d’œuvre de Day, riche d’une documentation rendant les détails de la vie quotidienne d’une admirable authenticité, et surtout de l’amour de l’auteur pour l’Asie, La Voie du sabre est LE livre à lire dans sa bibliographie.
L’Homme qui voulait tuer l’empereur (expansion d’une novella parue dans Bifrost 32) est présenté comme la suite de La Voie du sabre, mais s’il partage le même univers (trente-trois ans après) que le roman éponyme, il a en fait tout du roman indépendant. Et ce d’autant plus qu’il y est bien plus question d’arpenter la voie de la vengeance et de l’arc que celle du sabre. Ceci pourrait ne relever que de la péroraison si ce second tome, dans le Japon fantasmé par Thomas Day, gardait la très grande qualité du premier. Las, il en va autrement.
Daigoro est un puissant seigneur qui, pour son plus grand malheur, a une superbe concubine, Reiko. L’empereur-dragon, qui vient de perdre sa fille, cherche une compagne pouvant lui donner un nouvel enfant, et jette son dévolu sur la jeune femme. Quand Daigoro refuse de s’en séparer, l’Empereur fait tuer ses deux enfants, sa femme enceinte, et assiège sa forteresse. Durant le siège, Reiko est tuée, et son corps possédé par un puissant démon du feu. Celui-ci va fournir au samouraï déchu les moyens d’assouvir sa vengeance, en ouvrant toute grande la porte des Enfers, lui permettant ainsi, peut-être, d’atteindre le souverain au cœur de son palais et de l’assassiner. En plus de sa concubine possédée, Daigoro pourra compter sur l’appui d’un truculent français, Bertrand, à la recherche de ce que, dans le film Highlander, on appelait un Tolède salamanque. Ce qui n’est d’ailleurs pas le seul clin d’œil, puisque le dialogue p. 189 est du Gladiator dans le texte et qu’on croise un hollandais nommé… Pieter de Vries !
Ce texte a des défauts intrinsèques (personnages peu attachants sauf à la fin, Reiko effacée d’un trait de plume fort déconcertant, péripéties trop rapides, une apocalypse zombie déjà vue cent fois, scènes de sexe racoleuses), mais souffre surtout de la comparaison avec La Voie du sabre, chef-d’œuvre d’un Thomas Day en état de grâce. Le verbe reste fluide et plaisant, mais de tout ce qui faisait le sel de La Voie…, plus aucune trace. Histoire banale de vengeance, ce roman n’a rien du charme raffiné de son prédécesseur, se contentant d’être une suite de scènes de sexe et de combats insipides, menées par des personnages basiques et en grande partie indifférents aux événements. Seul un aspect mythologique érudit et fascinant le sauve du complet naufrage.
La triste conclusion reste que si Daigoro voulait tuer l’Empereur, Thomas Day, lui, a fait seppuku à « La Voie du sabre ».