Philippe WARD, Sylvie MILLER
CRITIC
327pp - 17,00 €
Critique parue en avril 2013 dans Bifrost n° 70
Le « Noir Duo » constitué de Sylvie Miller et Philippe Ward nous avait déjà offert, ici ou là, plusieurs aventures de Jean-Philippe Lasser, « Détective des Dieux ». En voici aujourd’hui un premier recueil (un deuxième volume devrait d’ailleurs être paru alors que vous lisez ces lignes), sous forme de fix-up. L’occasion de retrouver avec un certain plaisir cet univers bigarré de fantasy uchronique et cartoonesque, où les dieux de l’Antiquité marchent parmi les hommes.
Nous sommes en 1935. Jean-Philippe Lasser, détective privé d’origine gauloise, un vrai cliché sur pattes (parfaitement assumé), a dû fuir la Provença suite à une enquête ayant mal tourné, et s’est réfugié en Egypte. Là, au Caire, il végète tranquillement à l’hôtel Sheramon, passant son temps à siroter du whisky en écoutant d’une oreille distraite le murmure des pachas. Une petite vie toute simple qui va évidemment être chamboulée du tout au tout quand la déesse Isis embauche notre loser de héros pour retrouver, au plus tôt, le Manuscrit de Thot, grimoire magique indispensable à la célébration d’un rituel crucial. Ce n’est là que la première enquête que les dieux (tous amateurs de voitures de luxe, et pour le moins chatouilleux) imposeront à Lasser : il devra ultérieurement retrouver le chat de Sekhmet, puis le sexe d’Osiris, après avoir été embringué dans un remake du « Chat botté », et avant de se retrouver bien malgré lui au cœur d’une querelle diplomatique d’importance avec la Nubie voisine. Autant de faits d’armes qui lui vaudront le titre officiel de Détective des Dieux.
La série fonctionne en bonne partie sur des gimmicks et des personnages récurrents (parmi lesquels on citera pêle-mêle la charmante Fazimel, réceptionniste du Sheramon et assistante de Lasser, le ridicule dieu Seth, dont les apparitions promettent à coup sûr de grands moments de grotesque, le chat parlant Ouabou, aussi agaçant qu’efficace, Hâpi, le taureau sacré, richissime gérant de boîte de nuit qui n’en tient pas moins le bar, le scribe U-Laga M’Ba, etc.). Invariablement, l’affaire débute au Sheramon, au milieu des pachas, quand un dieu (souvent Isis, mais pas toujours) vient faire à Lasser une proposition qu’il ne peut bien entendu pas refuser. Suit alors une enquête passablement burlesque, où les canons du polar hard boiled sont passés à la moulinette pratchettienne (on peut aussi évoquer, fatalement, le Garrett de Glen Cook). Ce qui nous donne, au final, un livre un brin répétitif, mais assez réjouissant.
Alors, certes, il ne faut pas s’attendre ici à de la Grande Littérature : comme dirait le « Criticon » vilipendé par Pierre Desproges, Un privé sur le Nil n’a pas d’autre ambition que de divertir. Mais il fait ça plutôt bien.
Encore qu’il y aurait, objectivement, bien des choses à redire quant à ce premier tome. Ainsi, la résolution des enquêtes n’est pas toujours très satisfaisante (exemple flagrant avec l’énigme de l’indic Sphinxy dans « Le Manuscrit de Thot »), l’univers ne brille pas par sa cohérence et fourmille d’ambiguïtés (on se demande par exemple, du fait des noms propres, quelle est au juste la place des religions monothéistes dans l’uchronie de Sylvie Miller et Philippe Ward), et l’humour est parfois plombé par des procédés lourdingues, jeux de mots nazes (Sarq-Ôsis, Elric Tape-Tonne…) et autres clins d’œil au fandom franchement pas indispensables.
Pourtant, au final, c’est quand même la sympathie qui l’emporte. Malgré tous ces défauts, on s’attache volontiers aux pas de Lasser et de ses compagnons, et l’on passe dans l’ensemble un bon moment dans cette Egypte millénaire où les dieux antiques se jouent des hommes. Le sort de notre pauvre héros ne nous laisse pas indifférent, et on s’amuse de ses innombrables malheurs. Un privé sur le Nil n’est pas une lecture indispensable, c’est l’évidence, et aura même de quoi rebuter les lecteurs un tant soit peu exigeants, qui auront peut-être du mal à fermer les yeux sur les diverses maladresses précédemment évoquées. Mais pour peu que l’on ne place pas la barre trop haut, on appréciera à sa juste valeur cette friandise des plus distrayantes ; on ne lui en demandait pas davantage, après tout.