Dans un avenir très lointain, après la terrible Hécatombe, la race des hommes a disparu… mais point la conscience, incarnée dans de gigantesques vaisseaux spatiaux où se mêlent l’organique et le technologique. Ces nefs, qui symboliquement portent en elles la conscience comme la sainte Arche le sang du Christ, survivent, solitaires dans le froid interstellaire, sans former de société, plongées dans un sommeil éternel dont seule les tirera la menace avérée d’une invasion extraterrestre contre laquelle, pourtant, elles ne peuvent rien faire, leur programmation les en empêchant. Le roman s’ouvre sur un morceau de bravoure qui met en scène le réveil de l’une de ces entités, Plautine, en égrenant un à un les différents niveaux de conscience qui se succèdent, s’enchevêtrent, s’annihilent pour laisser place finalement à cette supraconscience qui est celle de cet être vaste comme une métropole et dont la peau est une carapace métallique – et sensible ! – bombardée par les flux ioniques du vide sidéral. Mais Plautine est bien sûr une héroïne, elle n’est pas tout à fait comme les autres nefs, et elle survit, habitée par l’espoir d’un retour de l’Homme. Elle devra faire face aux projets belliqueux de son ancien allié, le proconsul Othon, et affronter les homme-chiens qui forment un peuple en voie d’évolution…
Les aficionados d’un Dan Simmons – dont votre serviteur – y trouveront leur compte : d’abord, et cela saute aux yeux, par un art de la narration qui sait en de courts épisodes subtilement cousus les uns aux autres promener le lecteur aux quatre coins de l’univers, ménageant un suspense de qualité : impossible de s’ennuyer dans un tel page-turner. On y retrouve également la même prégnance de grandes questions comme le devenir de l’humanité après un holocauste, les manipulations génétiques et ses dérives eugénistes, l’émergence de nouvelles consciences appuyée par une technologie qui ne connaît plus guère de limites et, in fine et paradoxalement, celle d’une humanité rénovée, plus humaine, en quelque sorte.
Mais ce n’est pas tout : on retrouve aussi un même amour d’une culture classique et de la « grande » littérature qui sert de substrat à l’écriture et à l’imagination. Si vous avez aimé, par exemple, la façon dont le théâtre shakespearien peut se mêler aux mythes antiques, à l’épopée et au space opera dans Ilium et Olympos, vous ne serez pas dépaysé car vous retrouverez dans ces deux romans le même art de la contamination des genres : on retrouve le subtil exotisme des réalités antiques, fort bien maîtrisé. Vous n’avez pas d’agrégation de lettres classiques et craignez d’être laissé sur le bord du chemin ? Pas de panique : quelques notes synthétiques disséminées au fil des pages vous expliqueront les points les plus importants. Mais, avant toute chose, on y sent cet amour des textes qui est la marque des grands écrivains. Première influence et non des moindres, le théâtre classique français, et plus spécialement une tragédie, un peu oubliée, de Pierre Corneille, Othon : on retrouve dans le diptyque de Romain Lucazeau les deux protagonistes, le personnage éponyme et Plautine, mais aussi un empire bien malmené qui ne sait se trouver de leadership – Othon est un des quatre empereurs qui se sont succédés en une même année à Rome (68-69 ap. J.-C.). Tragédie de la crise du pouvoir mais aussi d’une humanité vieille et affaiblie, la pièce de Corneille donne les grands thèmes du roman. Point nouveau par rapport à la SF de Dan Simmons peut-être : la place laissée à la philosophie, en l’occurrence la monadologie de Leibniz, et cette différence confère à l’ensemble une intelligence particulière qui vous dépayse. Corneille, dit-on, peignait les hommes tels qu’ils devraient être : Romain Lucazeau nous rappelle ici que la science-fiction sait le faire aussi ! Et dire qu’il s’agit d’un premier roman…