Jonathan CARROLL
FLAMMARION
308pp - 16,00 €
Critique parue en octobre 2002 dans Bifrost n° 28
Séparé de sa troisième femme, Sam Bayer, écrivain à succès, est en panne sèche lorsqu'il fait la connaissance d'une séduisante journaliste, Veronica Lake. Ils entament très vite une relation. Veronica est ravie d'apprendre qu'une visite dans la ville de l'enfance de Sam, Crane's View, lui a fourni le sujet de son prochain roman, centré sur Pauline Ostrova, une jeune fille dont il était amoureux adolescent et dont il retrouva le cadavre dans l'Hudson. Le meurtre ne fut jamais entièrement élucidé malgré l'arrestation de son petit ami, qu'on retrouva pendu dans sa cellule. Pauline, en effet, était une fille fantasque et pressée, qui collectionnait les amants et ne laissait à personne le soin de régenter sa vie.
Veronica lui ressemble : les bribes de son passé, que Sam découvre par hasard ou suite aux recherches de sa fille Cassandra — qui s'inquiète pour son père — , dessinent un portrait déroutant, voire inquiétant. Menteuse, voleuse, dissimulatrice, elle semble avant tout dérangée. Mise à distance, Veronica n'en continue pas moins de l'aider à écrire son livre, retrouvant avant lui les personnes à contacter, dépensant même des sommes exorbitantes dont on ignore l'origine. L'affaire se complique quand des meurtres se succèdent, apparemment perpétrés par le véritable assassin de Pauline, qui ne manque pas de se signaler à Sam par des graffitis ou des messages, pour qu'il écrive ce qu'il considère déjà comme « son » livre. Durant son enquête, Sam Bayer découvre progressivement les secrets de la petite ville de Crane's View, les zones d'ombres de son entourage… et celles qui le hantent.
Le polar est le roman de la vérité, et Le Baiser aux abeilles en est indubitablement un, fort bien mené, même, où la voix de Jonathan Carroll fait entendre une tessiture nouvelle et pourtant familière. Le ton reste indéniablement fantastique et le lecteur a plusieurs fois la conviction de voir s'agiter des fantômes. Pauline ou la découverte du coupable importe moins que l'évocation de l'énigmatique Veronica, Sam traquant davantage la vérité du présent derrière les masques du réel. Avec son sens de la concision et du détail révélateur, Carroll a l'art de saisir au vol l'essence d'un geste, d'un personnage, exhibant plusieurs vies en 300 pages, là où d'autres en auraient commis le double ou le triple. Devant la densité du roman, comme par le réalisme magique dont l'auteur ne se départit jamais, on reste confondu par tant de virtuosité.