Vétéran des guerres drennes et ancien flic, Prévôt n’entretient plus aucune illusion sur ses concitoyens. Installé dans les quartiers crasseux de Basse-Fosse, le bougre vit désormais d’expédients, trafiquant diverses drogues et surinant à l’occasion les fâcheux, histoire de leur apprendre à respecter ses platebandes. Aussi, lorsqu’un assassin commence à semer des cadavres d’enfants sacrifiés dans les rues, Prévôt s’agace de ces méfaits qui réveillent l’attention d’autorités jusqu’alors peu préoccupées par les tueries entre manants. De surcroît, ils font resurgir une conscience qu’il pensait avoir perdu, quelque part du côté du service des Opérations Spéciales de Maison-Noire, le quartier général de la police. Entre palais décadents, habités comme il se doit par des fins de race, et caniveaux de Basse-Fosse, en passant par les cachots sordides de Maison-Noire, Prévôt aura fort à faire pour démasquer le responsable de ces crimes. Et ses talents de limier ne seront pas superflus pour écarter les fausses pistes d’une enquête l’amenant à flirter avec son propre passé.
Loin des poncifs de la high fantasy, de ses royaumes éthérés et de ses souverains altiers, Daniel Polansky puise sans vergogne dans les archétypes et les codes du roman noir. Ici, point de quête à accomplir ou de défi à relever. Exit la lutte manichéenne et répétitive entre Royaume lumineux, Empire ténébreux ou leurs alter égos Bien et Mal. Juste l’habituel spectacle de l’humanité avec son cortège de désirs, de passions, de vices et d’actes de générosité, forcément éphémères. Et au milieu de tout cela Prévôt, le dur à cuire de l’histoire. Un type dont l’unique objectif est de rester en vie, quitte à bafouer la morale commune. Un gaillard qui sait dire non à l’occasion, mais en buvant un coup parce que c’est dur. Un lascar n’hésitant pas à réparer un tort, tout en sachant que, de toute manière, la société est pourrie jusqu’à ses fondations.
Ainsi, on se trouve face à un hybride de polar et de fantasy. Une fantasy débarrassée de son faire-valoir héroïque. Un roman noir composant avec une magie de la même nuance. Pas de quoi se pâmer en criant au génie, même s’il faut reconnaître à Daniel Polansky un certain talent pour camper les personnages et tisser les atmosphères. Toutefois, le lecteur de fantasy en quête de textes non conventionnels pourrait regretter la distanciation ironique d’un Fritz Leiber et l’ambiance vénéneuse de Aquaforte de K. J. Bishop. Et puis, malgré une grande maîtrise des descriptions, Basse-Fosse est loin d’égaler Lankhmar ou Escorionte, pour ne citer que ces deux cités.
Par ailleurs, l’amateur de roman noir pourrait juger l’intrigue du Baiser du rasoir un tantinet cousue de fil blanc. Seul Prévôt semble patauger dans les méandres d’une affaire où on devine assez rapidement le nom du coupable…
Bref, Daniel Polansky troque une routine pour une autre, greffant des thèmes plus contemporains — lutte des clans, pour ne pas dire des classes, racisme, ségrégation, paupérisation, collusion entre pègre et élite — sur une intrigue s’avérant au final plan-plan et déjà vue.
Selon la quatrième de couverture, Le Baiser du rasoir relèverait du meilleur de la « nouvelle fantasy », un courant que d’aucuns qualifient de crapule fantasy sous nos longitudes. A défaut d’être pleinement convaincu, on attendra de lire la suite pour émettre un jugement définitif. A sa décharge, reconnaissons tout de même que Le Baiser du rasoir se situe dans le haut du panier. Mais un putain de panier de linge sale !