Fabrice ANFOSSO
NESTIVEQNEN
528pp - 24,20 €
Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34
Enfermé dans une prison aussi crédible que si elle avait été fabriquée par Bricorama pour Disneyland Paris, Aplecraf le trouvère (aucun rapport avec le mariage d'un fondement et d'une louchée de moisissures) attend la mort. Il a eu le malheur de tomber amoureux de la servante Quadrilba et non de la princesse Déléisse, jalouse à en tuer. Mais voilà que, surprise du chef, il reçoit la visite de l'excentrique (c'est le quatrième de couverture qui le dit) Théodulf de Sapre. Ce dernier lui promet la liberté et l'aventure. La grande aventure jusqu'au bord du monde, car Théodulf a un projet : il veut cartographier le Monde Obscur.
Outre un façonnage douteux et une couverture vilaine (on a connu Alain Brion plus inspiré), ce livre est formidable. Je dirais même plus : c'est un cas d'école. À mon humble avis, il contient dans ses 528 pages maquettées façon minou de vierge infibulée — serré serré — ABSOLUMENT TOUT ce qu'il ne faut pas faire en matière de fantasy moderne (et je mets tout particulièrement l'accent sur cet épithète).
Apocalypse now : laissons-nous gagner par le plaisir de l'énumération.
1/ Le style, un pseudo « moyen français » déjà ringard à l'époque où Tolkien mouillait ses couches, est au minimum lourdingue, horripilant la plupart du temps, illisible par endroits. Ce n'est pas en enlevant le « e » final d'« encore » qu'on écrit bien en vieux français. Deux perles, pour le fun :
• « À l'heure où Oniriad abaisse ses tentures, de blanches chauves-souris prennent leur envol, et c'est spectacle merveilleux d'observer leurs vives arabesques au-dessus des toits. » (page 5) (Là, dans un de ces éclairs de méchanceté gratuite dont je suis coutumier, j'ai pensé au premier roman de Léa Silhol, si ampoulé qu'il a l'élégance d'un miroir de bordel napolitain.)
• « Vous souvient-il, ami Trémégor, d'un certain parfum de fleur qui flottait dans ce village. » (page 138)
Au fil de ma lecture, qui s'est apparentée à une reptation naturiste sur un tapis de barbelés rouillés, je n'ai pu m'empêcher de comparer la langue pâteuse d'Anfosso à celle, vertigineuse, recréée par Pierre Pelot pour Le Pacte des loups et C'est ainsi que les hommes vivent. Victoire à Pelot par K.O. — avec coulis cérébral, comme on dit dans Urgences.
2/ Les personnages sont complètement désincarnés, ce sont des archétypes creux (trouvère, aventurier, sorcière, princesse) sur lesquels ont été gravés au fer rouge des noms qui rappellent vaguement la littérature médiévale anglo-saxonne (Le Lai de Beowulf ?). Ils mangent et boivent avec parcimonie et n'ont quasiment aucun problème de tripaille, de libido, d'hygiène et de tuyauterie intime. Les décors sont en carton-pâte, deux millimètres d'épaisseur. On est une fois de plus chez un Chrétien de Troyes passé à la moulinette Disney, c'est comme si Excalibur de John Boorman, La Chair et le sang de Paul Verhoeven et même le Conan le barbare de John Milius n'avaient jamais existé (ne parlons pas de Tigane ou de La Compagnie Noire).
3/ L'intrigue rebondit avec autant d'élégance qu'une moitié de balle de tennis lâchée du haut d'un immeuble de trois étages ; il se passe des tas de trucs au court du récit, mais comme on se contrefout des personnages et de ce qui peut leur arriver, ça n'a guère d'intérêt. En fait, assez vite (vers la page 80/528), histoire de sourire/souffler un peu, on aimerait que les protagonistes meurent tous dans d'atroces souffrances (empalement au Tabasco™, massage au miel chez les fourmis rouges).
4/ C'est trop long, dilué, dénué du moindre horizon d'attente, du moindre enjeu érotique ou romantique (hé oui, monsieur Anfosso, les personnages des livres dits « modernes » sont comme les gens de la vraie vie, ils doivent aller aux toilettes, tenter régulièrement de se reproduire pour perpétuer l'espèce et, crème fouettée sur la tarte tatin, ils ont même le droit d'avoir des réactions irrationnelles). À cette attaque perfide, l'auteur pourrait rétorquer que justement, son projet était de ne pas livrer un roman « ouvrez les guillemets » moderne « fermez les guillemets »… But atteint les yeux fermés, Le Bord du monde n'est pas moderne et moins encore progressiste ; c'est même par endroits totalement réactionnaire (et puant).
Fabrice Anfosso a du talent — il l'a prouvé avec « Ave Maria », Prix du jeune écrivain 1999 — mais son Bord du monde est une catastrophe littéraire qui fera date (ou plus probablement, passera totalement inaperçu) ; surtout à cause de toutes les comparaisons que cette geste approximative suscite : on pense aux aventures de Sindbad (deux volumes chez Phébus), aux œuvres de Pelot citées infra, à Thomas le rimeur d'Ellen Kushner. On y pense, fort, à toutes les pages, et on regrette d'avoir perdu tant de temps à lire ce pavé — cette littérature coupée à l'eau du robinet — alors qu'il y a tellement de livres passionnants sur les rayons de nos librairies préférées.