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Les critiques de Bifrost

Le Bracelet de jade

Ming MU
ARGYLL
112pp - 9,90 €

Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117

[ Ce billet porte sur Le Bracelet de jade, L’Agneau égorgera le lion et Foodistan ]

Avec « RéciFs », les éditions Argyll, fidèles à leur ligne éditoriale engagée, proposent des récits courts exclusivement signés par des autrices, et ce du monde entier. La collection ambitionne de faire découvrir une pluralité d’imaginaires féminins et de révéler des voix contemporaines uniques. Les illustrations de couverture, signées Anouck Faure, parviennent à capturer l’essence des textes tout en soulignant l’atmosphère propre à cha­que ouvrage. Et confèrent à la collection une identité visuelle et une cohérence. Examinons les trois premiers titres de cette collection.

Le Bracelet de jade, de Mu Ming, nous transporte dans la Chine impériale de 1640, sous le règne de l’empereur Chongzhen. Lors de la Foire des lanternes, Chen, une petite fille, reçoit un mystérieux bracelet qui devient le point de départ d’une quête personnelle et artistique menée aux côtés de son père, ancien haut fonctionnaire devenu jardinier et calligraphe. D’une plume con­templative, l’autrice mêle histoire, fantastique, science-fiction et philosophie pour explorer des thèmes universels tels que la transmission (via la relation entre Chen et son père), l’héritage, le destin, la beauté et la quête de sens. Le texte dépeint aussi les luttes d’un homme intègre face à un système corrompu, sur fond de transition houleuse entre les dynasties Ming et Qing. La préface du traducteur, Gwennaël Gaffric, replace l’œuvre dans la tradition littéraire chinoise tout en offrant un éclairage permettant de mieux appréhender la novella.

L’Agneau égorgera le lion, de Margaret Killjoy — autrice du roman Un pays de fantômes, chez le même éditeur — change radicalement de ton. Danielle Cain, une punk nomade, enquête sur le suicide de son meilleur ami et rejoint Freedom, une communauté autogérée dans l’Iowa, construite sur un idéal libertaire où partage et égalité remplacent hiérarchies et structures oppressives. Cet équilibre utopique est menacé par Uliksi, un esprit incarné sous la forme d’un cerf à trois bois invoqué pour protéger la communauté des abus de pouvoir. De gardien, cette entité devient juge et bourreau implacable, terrorisant la population qu’elle était censée défendre. Freedom, autrefois lieu d’espoir, est désormais confronté à la fragilité de ses idéaux. Mêlant horreur et critique sociale dans un style direct, Margaret Killjoy interroge la viabilité des utopies face aux paradoxes du pouvoir et de la justice. Avec des personnages marqués par l’esthétique punk, un humour noir et une écriture acérée, cette novella marque le début prometteur des aventures de Danielle Cain.

Foodistan, première œuvre en français de la collection, est une novella audacieuse signée Ketty Steward. Alliant récits courts, poésie en vers libres et recettes inspirées d’univers science-fictionnels (Dune de Frank Herbert, Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, ou encore Le Monde vert de Brian Aldiss) l’autrice dépeint un futur postapocalyptique où pandémies, effondrement climatique et crises économiques ont mené à une « faim du monde ». Dans cette société, de nouveaux régimes alimentaires (panivores, soupeux, pastavores…) redéfinissent les mo­des de vie, et le langage évolue avec des jeux de mots subversifs : « crise » de­vient « cerise », l’apocalypse se mue en « apérolypse ». À travers le personnage de Maelle Aromy, artisane serrurière et autrice d’un livre de recettes sociologiques, Ketty Steward dresse une critique incisive des dérives sociétales contemporaines et des mécanismes de domination et de contrôle. L’alter­nance entre dystopie, poésie et humour noir confère une profondeur unique à cette œuvre, qui joue avec les codes de la science-fiction pour mieux in­terroger notre époque.

Avec ces trois premiers titres très différents, la collection « Récifs » offre déjà un panorama varié de voix féminines, le début d’une mosaïque littéraire à découvrir et à savourer. Nul doute que chacun y trouvera de quoi éveiller sa curiosité et nourrir son imagination.

 

 

Jean-Pierre LION

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