Paru aux États-Unis en 1958, mais édité en France seulement en 1995, Le Cadran solaire est l’antépénultième roman de Shirley Jackson. Précédant donc La Maison hantée (1959) et Nous avons toujours vécu au château (1962), Le Cadran solaire annonce nombre de leurs singulières obsessions, sans toutefois en égaler les fascinantes réussites…
À l’instar des deux chefs-d’œuvre de la romancière, Le Cadran solaire inscrit l’essentiel de son récit dans une vaste demeure bourgeoise et son considérable domaine attenant. Formant une sorte d’outre-lieu, la « maison […] se dressait sur une petite élévation de terrain et tout ce que l’on voyait de ses fenêtres appartenait à la famille Halloran. Les terres des Halloran étaient séparées du reste du monde par un mur de pierre qui les entourait complètement, de sorte que tout ce qui se trouvait à l’intérieur appartenait aux Halloran et tout ce qui était au dehors ne leur appartenait pas. » À l’abri de cet espace, sur lequel plane la manie obsidionale, vivent donc les derniers des Halloran et leurs affidés. La famille est dominée par Orianna, la seconde épouse de Richard Halloran, patriarche déchu par l’âge et la maladie. Devenue matriarcale, la microsociété abritée par la maison Halloran n’en demeure pas moins bourgeoisement hiérarchisée. Elle se partage entre les membres de la famille (Maryjane, la veuve du fraîchement décédé Lionel, le fils de Richard ; sa très jeune fille Fancy ; Fanny, la sœur célibataire de Richard) et un aréopage de domestiques parmi lesquels Miss Ogilvie, la gouvernante de Fancy, ainsi qu’Essex, dissimulant sous un improbable titre de bibliothécaire sa qualité de gigolo…
D’abord en proie à d’ordinaires et néanmoins vives tensions familiales comme sociales évoquant là encore La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château, le très petit monde des Halloran va être confronté à des problèmes d’une nature inédite suite à l’extraordinaire épiphanie de la fille de Richard. De retour d’une promenade matinale dans le domaine Halloran, Fanny déclare en effet avoir rencontré le spectre de son père. L’attendant à proximité du cadran solaire donnant son titre au roman, le défunt fondateur de la dynastie Halloran lui aurait alors révélé la fin prochaine du monde, précisant que seuls ses descendants et leurs fidèles y survivraient. À condition, cependant, que tous se retranchent dans la demeure le jour de la catastrophe. Immédiatement crue, la prophétie de la tante Fanny va métamorphoser la famille Halloran en une sorte de secte millénariste inédite, préparant avec un aplomb très bourgeois l’apocalypse et ses lendemains. Une poignée d’élus va ensuite se joindre à elle, parmi lesquels la jeune Gloria aux talents médiumniques. Talents qu’elle exerce à l’aide d’un miroir transformé en fenêtre ouverte sur le futur, nimbant les angoissantes révélations du spectre paternel d’une aura enchanteresse en décrivant le monde post-armageddon comme un éden verdoyant…
C’est un édifice romanesque à l’architecture narrative d’un éclectisme baroque que bâtit Shirley Jackson avec Le Cadran solaire. Le métissage entre « bons » et « mauvais » genres – le roman psychologique pour les uns, les histoires de fantôme et le conte apocalyptique pour les autres – annonce bien évidemment les originales matières de La Maison hantée et de Nous avons toujours vécu au château. Mais Le Cadran solaire convainc bien moins que ces derniers, prisonnier qu’il est d’une forme trop rigide pour susciter véritablement le trouble. Usant massivement du dialogue comme outil narratif, le roman se mue peu à peu en une pièce de théâtre poussive, trop rarement entrecoupée par quelques épisodes d’une réelle puissance visionnaire. S’y ajoutent des références littéraires trop ostensibles (convoquant notamment Chaucer, Walpole ou Carroll) tirant Le Cadran solaire du côté d’une entreprise intertextuelle un peu lourde… Trop sage, trop théorique, le roman laisse ses lecteurs et lectrices au seuil de l’au-delà psychique et mystique où s’abîment ses personnages. Coup d’essai plutôt que coup de maître(sse), Le Cadran solaire peut in fine être appréhendé comme une marche – peut-être nécessaire à franchir – vers ces sommets jacksoniens que sont La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château.