Pablo de SANTIS
MÉTAILIÉ
178pp - 16,00 €
Critique parue en octobre 2004 dans Bifrost n° 36
Peu connue en France malgré l’ombre immense d’un certain Borges, la littérature Riodelaplatesque (entendre : argentine, uruguayenne et sud paraguayenne) possède presque toujours une dimension fantastique, curieuse ou simplement troublante. De Andahazi (et son excellente Villa des mystères en Métailier et Folio « SF ») à Quiroga, ce coin de terre produit régulièrement des OVNIS littéraires aussi bien fichus que divinement écrits, avec cette touche sud-américaine inimitable qui fait leur charme singulier.
Œuvre d’un argentin remarqué pour La Traduction et le sublime Théâtre de la mémoire (tous deux chez Métailier), Le Calligraphe de Voltaire confirme un talent inquiétant. Avec une touche délétère d’Hoffmann et ses automates fous, une petite goutte des visions labyrinthiques de Borges et un sens du tragicomique qui n’appartient qu’à lui, Pablo De Santis revisite brillamment les thèmes classiques du fantastique, tout en s’offrant le luxe de ne jamais vraiment franchir la ligne.
On comprendra donc que Le Calligraphe de Voltaire est à réserver aux amoureux du langage et des jeux littéraires, même si son tortueux cheminement est susceptible de plaire à beaucoup de monde.
Fraîchement débarqué sur le Nouveau Monde, un certain Dalessius dévoile ses souvenirs, avec pour seule compagnie l’urne contenant le cœur de Voltaire. Calligraphe de formation, expert dans l’art de l’encre invisible ou empoisonnée, Dalessius perd son innocence et sa jeunesse au service du célèbre et vieillissant philosophe, bien décidé à déjouer un complot jésuite qui vise à réinstaurer un ordre religieux fort en éliminant toutes les avancées laïques des Lumières. Au passage, Dalessius écrit des messages à même le corps de femmes nues, tombe amoureux, subit les foudres d’un père terrorisé, tout en comprenant peu à peu ce qui se cache derrière l’ombre du mystérieux Silas Darel, grand maître des calligraphes, apparemment surveillé de près par un étrange fabriquant d’automates… Car si le complot est roi en ces années de guillotine, l’écriture est un excellent moyen de tuer. Même les morts.
Délicieusement pervers, magnifiquement écrit (et magnifiquement traduit par René Solis), intelligent, subtil et (d’une certaine manière) hilarant, Le Calligraphe de Voltaire fait partie de ces œuvres qui laissent un goût étrange au lecteur, un sentiment d’inachèvement et de contentement très argentin. Fantastique diffus, ambiance sombre et moite, révélations progressives, le dernier roman de Pablo De Santis possède tout ceci et bien plus. Un excellent cru, épais, trouble, enivrant et lourd, puissant et tout simplement délicieux.