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Les critiques de Bifrost

Le Chant des géants

Le Chant des géants

David BRY
L'HOMME SANS NOM
320pp - 24,90 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

En 1985, Denis Gerfaud publie le jeu de rôle Rêve de dragon, dans lequel le monde est issu du songe des mythiques reptiles. En 2022, ce rôliste chevronné qu’est David Bry crée Oestant, une île qui, à quelques touches nordiques près, doit tout à la (Grande-) Bretagne du Haut Moyen Âge, et est issue des rêves de trois géants. Vu que certaines analogies sont transparentes (on retrouve un roi Arthus, un Lancelin, un Cara­dec, un Bohort, etc.), que le personnage de Morfessa évoque très fortement Merlin (prophéties, capacité à faire franchir à des armées des centaines de kilomètres en un temps surnaturellement court, comme l’a fait l’Enchanteur avec celle du roi… Bran – justement le nom du protagoniste de David Bry – se rendant à Bedegraine), et qu’il y a plus que de vagues analogies avec l’histoire de Tristan et Iseut, il serait tentant de ne voir dans Le Chant des géants qu’un roman inspiré par la Matière de Bretagne. Ce serait toutefois négliger le fait que l’Iliade est une grille de lecture au moins aussi valable (Sile équivalant alors à Hélène), d’autant plus que le récit a la dimension d’une épopée, à la puissante dramaturgie digne d’une tragédie grecque, jusqu’à l’utilisation habile de la péripétie.

À ces inspirations issues de la littérature classique, il faut en ajouter d’autres venant de la fantasy moderne : le récit est fait par un mystérieux conteur dans une auberge, ainsi que par un flûtiste sur une colline, et leurs interventions forment le fil rouge du roman, le rapprochant du Nom du vent de Patrick Rothfuss ; l’atmosphère est certes dramatique et épi­que, mais elle a aussi une puissante dimension mélancolique, rappelant Ursula Le Guin, référence revendiquée par Bry, tout comme Marion Zimmer Bradley, dont le cycle d’ « Ava­lon » a peut-être inspiré ses très beaux per­sonnages féminins ; l’économie de mots de Le Guin, et sa capacité à créer, malgré tout, une puissante atmosphère, se retrouvent aussi chez David Gemmell, et l’écriture ciselée de Bry, où le gras est quasiment absent des os, tout comme la dimension guerrière et l’empathie ressentie pour des protagonistes très humains, semblent venir tout droit de chez le Britannique.

Avec pareilles inspirations et le talent de Bry, on est bien proche d’un grand livre, même si quelques éléments peuvent tempérer l’enthousiasme : cette histoire de deux princes se disputant une fem­me et le pouvoir, l’un par amour et sens de l’honneur, l’autre rongé par un complexe d’infé­riorité et des passions (comme on disait dans Pendragon) dé­vorantes, est tout de même bien (trop) classique ; l’immersion dans les sentiments de Bran en fait certes un personnage attachant et vivant, mais son histoire d’amour (proche de celle de Tristan, donc ne relevant pas du fin’amor) est parfois horripilante quand il s’interdit d’y céder, et un poil guimauve quand il finit par le faire, sans compter sa foi mal placée en son frère ; l’auteur adopte pour certaines scènes un staccato de phrases courtes avec retour à la ligne à la James Ellroy (auquel il emprunte aussi la thématique de la rédemption) en rupture avec le reste du style du roman, qui oblige à une gymnastique mentale d’autant plus agaçante que la description des combats est assez répétitive ; certains lecteurs seront frustrés par la place modeste (bien que capitale) prise par les Géants ; la fin, si elle est réussie, tranche tout de même avec la couleur émotionnelle gé­nérale du texte ; enfin, Bry ne se renouvelle guère, ce nouvel opus étant bien proche de certains des précédents.

Ce qui ne fait pas moins de ce Chant des Géants un très bon roman (surtout pour qui aime ses sources d’inspiration), d’autant plus recommandable que le contenu est sublimé par une édition à la beauté notable et un prix en regard assez modeste.

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