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Les critiques de Bifrost

Le Chant du coucou

Frances HARDINGE
L'ATALANTE
432pp - 23,90 €

Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92

Dans le folklore européen, le changelin (ou changeling en anglais) est un leurre laissé par le Petit Peuple (elfes, fées, trolls…) en lieu et place d’un nouveau-né humain. Une légende balisée, en somme, que Frances Hardinge reprend à son compte, mixant les diverses versions existantes (britanniques, scandinaves, normandes…) pour livrer sa propre vision des choses. Encore peu connue sous nos latitudes, l’auteure anglaise est ici traduite pour la seconde fois. Après L’île aux mensonges (Gallimard Jeunesse), ce sont donc les éditions L’Atalante qui nous proposent le présent Chant du coucou, un roman dont l’orientation restera peu claire du début jusqu’à la fin. S’agit-il d’un roman jeunesse lorgnant vers la littérature adulte ou l’inverse ?

Le récit s’intéresse au destin d’une petite fille du nom de Triss, qui, suite à une chute dans une rivière – Le Sinistre –, en ressort plus malade qu’elle ne l’était déjà depuis la mort de son grand frère, Sebastian, enseveli par l’horreur de la Première Guerre mondiale. Rapidement, Triss trouve le comportement de Pen, sa sœur, plus suspect encore qu’à l’accoutumé : celle-ci refuse en effet de l’approcher et demande à ses parents de se méfier d’elle comme de la peste. Pire, Triss souffre de fringales terrifiantes qui lui font engloutir des repas entiers en quelques minutes. Alors qu’elle retrouve des feuilles mortes dans ses cheveux en se réveillant et qu’elle aperçoit ses poupées bouger du coin de l’œil, la fillette commence à croire qu’elle n’est plus tout à fait elle-même…

On l’a dit, Frances Hardinge (re)crée avec Le Chant du coucou une histoire fantastique basée sur le mythe du changelin. D’emblée, le roman surprend par son style travaillé, raffiné, tranchant avec la production jeunesse habituelle. Ici, les descriptions fleurissent et s’épanouissent, laissant le lecteur se perdre dans une Angleterre sous le coup des horreurs de la guerre. La britannique explore les cicatrices encore toutes fraîches d’une société et d’une famille meurtries ; au-delà de l’aventure de Triss et la découverte de l’affreux complot se tramant derrière la façade trop propre de la maison Crescent, le récit étonne par sa capacité à aborder le terme de la perte avec une habilité maîtrisée de bout en bout. Mieux encore, le roman s’attache à ses trois héroïnes et leur donne une épaisseur inattendue qui fini par émouvoir, notamment à travers la relation entre Pen et Triss, deux sœurs qui se détestent d’amour. Il se cache ici de subtiles nuances émotionnelles qui ne sont pas sans rappeler celles que l’on pourrait trouver chez un certain Neil Gaiman. L’étrangeté du récit tient cependant beaucoup au fait que, en dépit d’un développement assez classique émaillé de révélations, il adopte le point de vue d’une petite fille avec l’accessibilité que le parti pris sous-tend… tout en proposant des images parfois très noires et dérangeantes où l’on engloutit des poupées gémissantes et où l’on tente de brûler des petites filles sous le regard complice des parents – un numéro d’équilibriste on ne peut plus maîtrisé entre littérature jeunesse et littérature adulte. Au regard de ses qualités, limiter le roman de Frances Hardinge à l’un ou l’autre public serait toutefois stupide. Voilà un beau roman fantastique qui dissèque le chagrin, la peur, la rancune dans le cadre difficile de l’après Première Guerre mondiale ; un livre touchant, surprenant et attachant.

Nicolas WINTER

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