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Les critiques de Bifrost

Le Chat Murr

Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN
PHEBUS
494pp - 12,05 €

Critique parue en juillet 2004 dans Bifrost n° 35

[Chronique portant à la fois sur Fantaisies et sur Le Chat Murr.]

Hoffmann est un auteur que l'on ne présente plus. Ses œuvres ont inspiré tant les poètes que les romanciers et les musiciens. Cependant, comme trop d'auteurs que l'on croit connaître, et dont la renommée n'est plus à faire, son œuvre n'a vu que tardivement une parution française relativement complète, accessible à tous, dans une traduction soignée. Les éditions Phébus ont aujourd'hui entrepris de mettre un terme à cet état de fait, puisqu'elles nous proposent une réédition complète de ses « Contes et Récits » en quatorze volumes, dans la collection « Libretto », en choisissant les traductions les plus fidèles, à la fois à la lettre et à l'esprit de l'auteur. Disons-le dès maintenant : l'édition est attractive, avec un format « poche » amélioré, une belle impression et une très agréable absence de coquilles (denrée rare…). Par ailleurs, on y trouve de passionnantes introductions, préfaces et notes, nécessaires à une intelligence claire des textes. Bref, un outil tant de découverte que de travail.

Les deux premiers volumes qui initient cette collection sont aux deux extrêmes de l'œuvre hoffmannienne : les Fantaisies, publiés en 1812-1813, et son roman semi-testamentaire, Le Chat Murr. Deux œuvres d'un genre profondément différent, qui font à elles seules la preuve de l'éventail des styles d'Hoffmann, définitivement irréductible à un « type » d'écriture.

Les Fantaisies, autrement intitulées Fantaisies à la manière de Callot, sont un recueil de nouvelles fantastiques, parmi lesquelles se trouvent sans conteste les textes les plus célèbres du conteur allemand. La nouvelle d'ouverture, « Le Chevalier Gluck », fait partie des textes qui ont fait d'Hoffmann un des grands maîtres du fantastique. Dans la même veine, on retrouve le « Don Juan », et surtout les fameuses « Aventures de la Saint-Sylvestre », où ressurgit le personnage de Peter Schlemil, héros du roman éponyme de l'Allemand Adelbert Von Chamisso, toujours à la recherche de son ombre. À la faveur de cette nuit particulière, il partage une table de taverne avec Spicker qui, lui, a donné son reflet à la diabolique Giuletta, et que le flamboyant Docteur Dapertutto poursuit encore. À côté de ces textes proprement fantastiques, on redécouvre des contes nettement plus « merveilleux », comme « Le Vase d'Or », dans lequel Hoffmann laisse libre cours à son imagination. Les visions oniriques qu'il met en scène sont tour à tour fascinantes, inquiétantes, drôles, sombres, colorées, envoûtantes… mais toujours emplies d'une « vie » surprenante. La puissance évocatrice de l'auteur est tout simplement confondante. De nombreux passages feraient certainement envie aux tenants de l'écriture du rêve, tant ils semblent proches du fonctionnement effectif de notre inconscient, sans pourtant que la construction du récit soit jamais prise en défaut.

L'édition accorde également la place qui leur revient de droit aux « Kreisleriana », trop longtemps laissées de côté. Johannes Keisler, maître de chapelle et « double » avoué d'Hoffmann, est un homme en révolte contre ceux qui galvaudent la culture, se permettent des jugements d'ignorants, ou se targuent de dons artistiques ; personnages qu'on trouve alors tout particulièrement dans les salons mondains. Homme fantasque, parfois à la limite de la folie, ironique, mordant, Kreisler écorche sans remords toute une partie de la société qui se veut cultivée, et incarne à ses yeux le philistinisme. Loin du fantastique, ses écrits — sous forme de fragments compilés, écrits au hasard des partitions — sont aussi l'occasion de longs commentaires sur la musique, l'art et les mœurs de son temps. Les tableaux et les personnages qu'il y brosse font les frais de son humour ravageur, pour notre plus grand plaisir, même si, derrière cet humour, on sent une indignation à peine contenue, et parfois, au détour d'une phrase, la douleur d'un amour irréalisable.

Ce regard dévastateur sur la société n'est pas l'apanage exclusif de Kreisler. Hoffmann le place également dans la gueule du chien Berganza, qu'il emprunte pour l'occasion à Cervantès. Ce canidé, doué de la parole, entretient en effet une conversation prolongée avec le narrateur, au cours de laquelle il lui raconte ses expériences dans le monde des hommes « cultivés », et donne son point de vue plus particulièrement sur le théâtre de l'époque. Dans une veine très voltairienne, Hoffmann donne également la parole à un singe, admis, écouté et respecté dans les meilleurs salons, qui raconte comment il est passé du statut de primate à celui de « singe savant » en peu de temps et d'efforts. La lettre, adressée à son amie Pipi, tient en quelques pages, dont l'humour ravageur n'a pas pris une ride… Un grand moment d'anthologie de l'ironie.

Donner la parole aux animaux, Hoffmann le refera plus longuement dans son dernier ouvrage, le second qui nous intéresse : Le Chat Murr.

Dans ce roman, à la structure assez complexe, c'est plus précisément la plume que l'auteur donne au félin. Murr — qui était réellement le chat d'Hoffmann, soit dit en passant — , est un félin cultivé, un « honnête chat », dirait-on, qui, chez Maître Abraham, a appris seul à lire et à écrire, puis s'est découvert des talents de poète, d'essayiste, de moraliste…pour finalement se décider à écrire son autobiographie, aux fins d'élévation morale de tous les chatons qui la liront… Malheureusement, une fois l'ouvrage sorti des presses, l'imprimeur se rend compte que le texte a été entrelardé de passages appartenant à un autre ouvrage, vraisemblablement les « Mémoires » de Maître Abraham. La raison en est simple : Murr se servait de certaines feuilles déchirées comme support, ou comme buvard, et elles sont restées collées dans le « pattuscrit » — néologisme qui s'impose — remis à l'imprimerie.

Tout l'ouvrage repose donc sur l'alternance du récit de Murr et des aventures de Kreisler, racontées par son ami Abraham, dans un jeu d'oppositions et de parallélismes qui exige du lecteur une attention permanente pour en saisir toutes les finesses. Pour ne citer que quelques points, on opposera par exemple le lieu de vie de Murr, qui se limite aux immeubles avoisinant celui de son maître — et encore, pour de très rares sorties — à la vie errante de Kreisler. En revanche, ils ont en commun d'être confrontés au problème de la tentation de l'inceste. Mais autant Murr assume son être dans une écriture qui confine à la logorrhée, autant Kreisler — dont le moyen d'expression reste la musique — détruit presque systématiquement ses œuvres. De même, alors que le récit de Murr suit une structure linéaire, organisée en quatre parties claires, la vie de Kreisler est faite d'avancées et de retours en arrière, de hauts et de bas, de chemins divergents entre lesquels choisir… L'ensemble, dont la structure éclatée préfigure les romans contemporains, reste déconcertant, et parfois assez difficile à suivre, d'autant que le texte reste ouvert, inachevé, et laisse son lecteur quelque peu sur sa faim. La partie du récit consacré à Kreisler verse souvent dans le romanesque, touchant quelque fois à la mièvrerie dans les épisodes les plus « sentimentaux ». Les fantasmagories des Fantaisies sont bien loin. C'est certainement la partie de l'œuvre qui a le moins bien supporté le passage du temps… Mais on sent que l'auteur y investit davantage de son expérience personnelle, avec pudeur et retenue : l'intimité ainsi offerte nous fait largement oublier l'aspect un peu suranné.

Deux ouvrages donc, qui viennent ouvrir une longue série. Chacun à une extrémité du parcours créatif de leur auteur. L'un, fantastique, drôle, ironique, mordant, certainement le modèle même de ce que l'on conçoit comme l'Œuvre hoffmanienne… et le second, plus intime, plus éloigné de l'inspiration surnaturelle, et étrangement moderne. Deux volumes, donc, qui s'imposent tout simplement dans votre bibliothèque, en attendant de leur adjoindre les douze suivants.

Sylvie BURIGANA

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