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Les critiques de Bifrost

Le Chevalier

Le Chevalier

T.H. WHITE
JOËLLE LOSFELD
272pp - 21,00 €

Bifrost n° 34

Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34

Il aura fallu près de quarante ans pour que la tétralogie de T. H. White, « The Once and Future King », écrite entre 1939 et 1958, arrive en traduction française, sous le titre plus banal (et sans doute plus commercial) de « La Quête du Roi Arthur ». Le premier volume, Excalibur : l'épée dans la pierre est sorti en 1997, le deuxième, La Sorcière de la forêt, en 1998… et cinq ans après, voici le troisième, et sans doute le plus romanesque de la série. Longue attente ! Sans doute parce que ce n'est pas une mince affaire que de rendre la langue de White, à la fois érudite, archaïque, anachronique, truffée d'accents régionaux (cockney, écossais…), et pince-sans-rire. Les traducteurs ont réalisé un admirable travail, de linguistique et d'érudition (vous apprécierez leurs notes de bas de page sur l'histoire médiévale… et sur le cricket : je vous ai dit que T. H. White ne répugnait pas à l'anachronisme impertinent).

Contexte : la référence arthurienne, c'est Le Morte d'Arthur, écrit au XVe siècle (en anglais, malgré le titre et les références françaises sans doute fantaisistes !) par Sir Thomas Malory (réédité en son temps aux éditions l'Atalante). T. H. White en reprend personnages et péripéties, pour leur appliquer un point de vue moderne. Et n'hésite pas à renvoyer, en souriant, le lecteur à l'œuvre de Malory pour plus de détails sur les événements qu'il passe sous silence.

Résumé des épisodes précédents : The Sword in the Stone, tout le monde connaît d'une certaine façon, par le dessin animé du même titre, sorti par Disney dans les années 60 (la version française fut baptisée Merlin l'Enchanteur). L'enfance et l'éducation d'Arthur en compagnie de Kay et Ector y sont imaginées de façon décalée, avec déjà beaucoup de distanciation par rapport au mythe chevaleresque (en particulier de la part de Merlin, tuteur bougon). The Queen of Air and Darkness est un bref second tome qui a pour principale vertu d'introduire le clan Orkney, c'est-à-dire Gauvain et ses frères (la sorcière du titre français est leur mère), tandis que le jeune roi Arthur commence à concevoir l'idée d'une Table où se rassembleraient des chevaliers pour combattre pour le bien, sans qu'aucun ne soit au-dessus des autres.

Avec The Ill-Made Knight, c'est Lancelot qui entre en scène. Et Lancelot est un homme dont le visage est tellement laid qu'il est surnommé « Le Chevalier Mal Fet » (en français d'époque dans le texte… une fois de plus, le titre choisi par l'éditeur hexagonal édulcore celui de l'auteur, alors même que l'équivalent français figurait explicitement dans l'œuvre originale). Mais surtout, Lancelot est sans cesse accablé par le sentiment de sa propre imperfection et par le péché permanent qu'il ressent en lui-même : péché que ses instincts de sauvagerie qu'il réprime en étant le plus miséricordieux des chevaliers, et péché que son amour pour la femme du roi Arthur, qu'il admire plus que tout homme au monde.

C'est le ménage à trois qui retient l'attention de T. H. White. Bien sûr, il y a les quêtes, il y a le Graal ; mais, détail que tout cela, en fin de compte, si Lancelot quitte Camaalot, c'est toujours à cause de Guenièvre, qui n'est pas une femme commode — au début, il s'exile pour lutter contre la tentation d'un amour interdit, par la suite, c'est Guenièvre qui le congédie et lui fait perdre la raison, maladivement jalouse qu'elle est de l'unique nuit d'amour de son chevalier servant avec la perfide Elaine (qui en concevra quand même Galaad). Un homme moins exceptionnel que Lancelot ne s'en relèverait pas, mais le Chevalier Mal Fait reviendra, et vivra des années d'un amour paisible tandis qu'Arthur, cocu généreux, fera, tant qu'il pourra, semblant de ne rien voir (les choses ne se gâteront que dans le quatrième volume, The Candle in the Wind, plus court et moins intéressant, mais dont on espère ne pas attendre aussi longtemps la traduction française).

The Sword in the Stone manifestait déjà l'inquiétude de T. H. White devant la montée du nazisme ; lors des volumes suivants, ses peurs s'étaient confirmées, et le ton, parfois léger quand il brocarde l'habitude moderne du divorce, ou les stars de cinéma, est plus souvent attristé. Le nationalisme est régulièrement dénoncé, ainsi que la fascination de la Celtitude — n'oublions pas que White retarde délibérément l'époque arthurienne de huit siècles, et fait d'Arthur et ses compagnons des seigneurs normands, auxquels s'opposent les Gael des Orkneys. Mais, hors du temps, Le Chevalier est un grand livre, parce que, tout en s'inscrivant dans un mythe séculaire, ses personnages sont vivants et attachants, et son style sans cesse surprenant. Souvent imité, jamais égalé !

Pascal J. THOMAS

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