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Les critiques de Bifrost

Le Chevalier

Le Chevalier

Gene WOLFE
CALMANN-LÉVY
429pp - 22,50 €

Bifrost n° 41

Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41

Voici un roman, l'un des trois par lesquels Calmann-Lévy arrive en terres de fantasy en grand format, sous la houlette de Sébastien Guillot (les deux autres étant signés John C. Wright et J. V. Jones), un roman, donc, qui se situe à la croisée de plusieurs littératures, une rencontre entre la chanson de geste, le roman de chevalerie, la mythologie nordique et, peut-être, la fantasy. La trame principale du récit, rapporté à la première personne, est assez simple : un adolescent américain issu de notre époque contemporaine se retrouve — sans raison particulière, semble-t-il — transporté dans un univers étrange(r) parcouru de chevaliers, d'angrelins, d'Ælfes, et d'animaux fantastiques. Albe nous raconte — par l'entremise d'un texte récapitulatif envoyé à son frère — son cheminement initiatique dans le monde de Mythgarthr. Poussé par la fascination qu'il ressent pour un chevalier — il s'agit d'une pulsion et non pas d'un choix réfléchi — Able décide d'en devenir un lui-même, ce qui va entraîner toute une succession d'événement plus ou moins liés, qui auront un impact sur sa destinée — périples en mer, en terres étrangères, liaison amoureuse avec la reine des Aelfes qui lui ordonne de retrouver une épée. Les péripéties arrivent les unes derrière les autres, fatalement, comme dans un grand jeu de dominos.

À la lecture de ce beau roman, il apparaît très vite que celui-ci incarne une transgression de certains lieux communs de la fantasy. En effet, le genre en lui-même fait appel — très lointainement — à la tradition héroïque et chevaleresque, mâtinée de magie, se référant à diverses mythologies et créant ainsi un univers aux images puissantes — esthétiquement et métaphoriquement. Il arrive que ce traitement tombe dans le fade parce qu'il n'est que l'imitation de ses propres clichés, une reproduction plutôt qu'une production. Gene Wolfe, de son côté, réassimile les textes référentiels du domaine pour reconstruire un récit neuf aux échos mythiques.

Le Chevalier est une chanson de geste où les aventures et faits héroïques s'enchaînent au gré des rencontres — sans parfois aboutir —, laissant ainsi l'impression que le texte est issu soit d'une mémoire défaillante, celle d'Able, soit d'une chaîne de manuscrits tronqués par d'anonymes copistes — impression rajoutant à l'atmosphère du texte. C'est aussi un récit courtois où l'amour impossible pour une femme de haut rang pousse un homme à dépasser ses limites — parfois au-delà de la raison — en le transcendant ainsi dans ses actes ; c'est encore, enfin, un roman initiatique. Ainsi, Able n'est pas un prototype de héros mais bien un archétype : un être cherchant un but et y tendant irrémédiablement. Par son caractère — candide et faillible —, le personnage se pose peu de questions sur le pourquoi de cet univers et donne donc peu d'informations au lecteur — les êtres, le paysage et la structure générale de Mythgarthr se dessinent alors en filigrane, ajoutant paradoxalement du sens par ces absences d'explications, rejetant le rationalisme tout en favorisant une atmosphère onirique. Bien loin d'un personnage de fantasy inspiré par une image de Frazetta, le héros est initié au monde par son obsession de devenir un chevalier — rappelant à bien des égards le personnage de Don Quichotte ou les héros de Chrestien de Troyes. Mené par une langue poétique et innovante, Le Chevalier devrait devenir une référence au sein d'une fantasy qui, si elle ne veut pas vite se voir définitivement considérée comme un genre pastiche, a intérêt à se régénérer largement. Ce roman est constitutif de cette régénération.

Frédéric JACCAUD

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