Camille LEBOULANGER
ARGYLL
256pp - 19,90 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Camille Leboulanger, jeune auteur à l’œuvre éclectique, s’attaque ici au genre du biopic. Soit la vie du guerrier celte Cuchulainn, figure centrale du cycle d’Ulster, un ensemble de textes du moyen-âge consacré à l’antiquité irlandaise mais relevant plus de la mythologie que de l’histoire véritable.
Caution littéraire, reconstitution acceptable (sinon crédible) de l’Irlande à l’âge du fer au sein de la noblesse guerrière et religieuse, travellings onctueux le long d’une vie mouvementée et loin d’être exemplaire – on peut tout d’abord s’interroger sur la finalité d’un projet qui ne se semble guère, à la vue de l’emballage, se démarquer des études plus ou moins romancées qui fleurissent périodiquement sur le personnage.
Derrière la dimension hagiographique perce toutefois d’autres ambitions, Leboulanger s’attachant à déconstruire le mythe en lui injectant un peu d’humanité. Il fait ainsi de Cuchulainn un héros ambigu, dominé voire rendu incontrôlable par la riastrad (un accès de fureur aveugle), infirme à sa façon, qui ne peut exister que dans un constant rapport de domination avec les autres. Tantôt célébré par le peuple comme le plus grand défenseur du royaume, ses proches, divisés, ne savent que faire de cette encombrante force de la nature. Cuchulainn est une pierre qui roule sur une pente qui va s’accentuant. Conscient dès l’enfance de son destin, il ne cherchera jamais à l’esquiver mais à l’accomplir, écrasant tout devant lui, ennemis, amis, hommes, femmes, parents, enfant. Le propos anti-viriliste est assez lourdement appuyé, d’autant qu’il s’articule autour d’une vision hasardeuse des relations hommes-femmes, et plus généralement de la figure de la femme, dans l’Irlande pré-chrétienne. L’auteur a pris le parti de rejeter la thèse d’une société matrifocale (pourtant défendue – si ma mémoire est bonne – dans certains des travaux de spécialistes cités en fin de livre) comme motif purement littéraire, au profit d’une réalité sociale où le deuxième sexe, privé de droits et soumis à la loi d’airain du père ou de l’époux (sauf exception notable des femmes de l’île de Skye), est renvoyé à une faiblesse caricaturale. Comme il le rappelle en postface, Leboulanger ne prétend pas à une fidèle réalité historique. Seuls les coupeurs de cheveux en quatre discuteront donc son interprétation, qui n’empêche pas le récit de fonctionner et d’aller son train jusqu’à la conclusion attendue. Ce qui constitue peut-être le principal écueil d’une réécriture qui jamais ne surprend, finalement bien plus sage que moderne au regard des canons actuels de la fantasy.
Tout cela se trouve contrebalancé par une habile stratégie de narration. Car si l’image de Cuchulainn est faussée, écornée, c’est qu’elle est passée au filtre du discours d’un personnage complètement fictif, un conteur, sorte de double, de frère d’ombre du héros, par lequel Leboulanger choisit de nous rapporter son histoire. Ce conteur, ivrogne et peut-être menteur, brouille le dessin à gros traits de Cuchulainn et de sa destinée. Le champion de l’Ulster, que tout le monde croit connaître, est pris ainsi dans la relation ambivalente qui le lie à ce narrateur non fiable. Le livre en profite pour explorer en filigrane le thème de la transmission, et ce qu’elle implique de manipulation. Ce qu’il produit de plus intéressant est l’idée que l’on peut avoir trop à léguer à ses enfants, au risque de les paralyser. C’est une piste seulement à moitié explorée par Le Chien du forgeron, mais qui lui donne ses meilleurs moments.