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Les critiques de Bifrost

Le Chiffre de l'alchimiste

Philip KERR
LE MASQUE
359pp - 20,50 €

Critique parue en juillet 2005 dans Bifrost n° 39

« Chaque recoin de ces bâtiments a sa propre histoire de fantôme, déclara le sergent Rohan, qui était un homme corpulent, presque aussi large que haut. Mais aucun endroit n’est plus soigneusement évité que Salt Tower, où, dit-on, les spectres mènent grand train. Comme vous le savez, M. Twistleton, l’armurier, a perdu l’esprit après y avoir vu un fantôme. J’y ai moi-même entendu et ressenti des choses que je ne saurais expliquer, mais dont l’origine ne peut être que diabolique et surnaturelle. » (Page 92.)

1696, le jeune Christopher Ellis, fine lame et amateur de parties de jambes en l’air tarifées, est engagé par Sir Isaac Newton, Gardien de la Monnaie, comme assistant et espion. Peu après l’arrivée d’Ellis au Mint — l’hôtel des monnaies —, un meurtre est commis, puis le corps de son prédécesseur, M. Macey, disparu six mois plus tôt, est retrouvé. L’enquête qui s’ensuivra, où il sera beaucoup question d’alchimie, de faux-monnayeurs et de code secret, prouvera à Ellis que la noirceur humaine est parfois bien plus éblouissante que le rouge des enfers.

Philip Kerr est loin d’être un inconnu pour les lecteurs « historiques » de Bifrost ; il a déjà exploré le domaine de la science-fiction à deux reprises avec Le Sang des hommes, intéressant, et Une Enquête philosophique, un peusdo-cyberpunk passionnant, digne prédécesseur des Racines du mal de Maurice G. Dantec.

Le Chiffre de l’alchimiste n’est pas un livre de science-fiction, ce n’est pas non plus un livre fantastique malgré ce que pourrait laisser croire le passage chausse-trappe que j’en ai extrait pour vous donner un aperçu de son ambiance. Ce roman qui, à cause de son atmosphère religieuse et de ses clins d’œil permanents à Sherlock Holmes, n’a eu de cesse de m’évoquer Le Nom de la rose, s’impose comme une éblouissante fiction sur les sciences de la fin du XVIIe siècle : mathématiques, astronomie, sciences occultes, alchimie. Une étude poussée qui passionnera sans coup férir ceux qui ont aimé le livre d’Umberto Eco cité infra ou, plus proche de nous, La Vénus anatomique de Xavier Mauméjean. Trois cent cinquante pages durant, Kerr nous prend par la main et nous plonge dans une affaire londonienne, policière et scientifique, que sa constante érudition rend passionnante. Au-delà de son intrigue, fort retorse, parfois gore et cruelle, Kerr n’hésite pas à nous parler des hommes et notamment de son narrateur, Christopher Ellis, terriblement humain, en proie au doute. Ainsi, dans un des passages les plus forts du livre, Ellis monte avec une prostituée sosie de la demoiselle dont il est amoureux : Mlle Barton, nièce de Sir Isaac Newton. Comme de juste, il prend la jeune putain « dans tous les sens », non sans avoir enfilé sur son sexe un manchon de « peau de mouton », puis, confronté aux pets de vagin de la jeune femme et au spectre de la vérole, la détestation s’empare de lui, et le voilà haïssant la drôlesse qui vient de lui soulager toutes les bourses alors qu’il pourrait avoir au moins un minimum de respect et reconnaître que, dans cette affaire, c’est lui le misérable « sexuel », non elle. Tout comme on accepte souvent la traîtrise, mais rarement le traître, Ellis accepte l’idée de se soulager mais pas celle qui le soulage. Plus avant dans le récit, alors qu’il est invité à dîner chez Newton, Ellis s’aperçoit que Mlle Barton n’a rien d’une oie blanche, ou du moins que cette blancheur cache en fait une profonde curiosité quant aux « chose de la vie ». Une fois Newton retiré dans son laboratoire, Mlle Barton séduit Ellis de façon très directe, s’essaye à la fellation dans la foulée et avale la semence trop promptement lâchée par un Ellis embarrassé. Une fois encore, le secrétaire de Newton échoue à maîtriser cette situation inconnue, détruisant d’une simple phrase maladroite l’édifice de son amour, une cathédrale qu’il avait si savamment érigée. Ellis a la réputation de s’y connaître en femmes, mais n’y connaît visiblement rien en matière d’amour réciproque ; comme toujours, il est plus aisé de laisser son vit guider sa vie, plutôt que son cœur.

Philip Kerr est un grand auteur. Le Chiffre de l’alchimiste n’est pas son meilleur livre, reste qu’il s’agit d’un bon livre qui réserve, à condition d’être intéressé par cette époque, un grand plaisir de lecture. Quant aux lecteurs de Bifrost bilingues… qu’ils n’hésitent pas à lire l’ouvrage en anglais (Dark Matter : the private life of Sir Isaac Newton), la traduction proposée par les éditions du Masque étant régulièrement maladroite et parfois suspecte.

Thomas DAY

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