Dan SIMMONS
ROBERT LAFFONT
576pp - 22,00 €
Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101
Une nuit de 1893, à Paris, Henry James se tient devant la Seine obscure, bien décidé à en finir avec une existence qu’il juge insupportable. Le succès n’est plus au rendez-vous ; l’auteur ne parvient plus à toucher le public ; sa sœur est morte depuis peu. Sa décision est prise. Pourtant, au dernier moment, une main le retient : celle de Sherlock Holmes, qui dit avoir besoin de son aide. Sans vraiment le décider, Henry James se retrouve alors dans le rôle du Dr Watson, témoin et confident bien involontaire, grommelant sans cesse contre ce rôle, mais toujours là, jusqu’au bout de l’enquête. Car enquête il y a. Un mystérieux expéditeur fait parvenir un message à chaque anniversaire du suicide de Clover Adams, une riche Américaine : « Elle a été assassinée. » Crime maquillé ou simple mascarade ? Le détective veut démêler les fils de cette intrigue, quitte à faire apparaître un vaste complot, tentaculaire, meurtrier, implacable.
On ne compte plus les auteurs ayant utilisé la figure du mythique détective londonien. Dan Simmons s’attaque à cette statue avec sa vigueur habituelle. Sans tomber dans la vénération paralysante, il la prend à bras-le-corps et la modèle selon ses désirs, déployant au fil des pages sa connaissance solide du sujet pour mieux faire choir le héros de son piédestal. Avec une petite interrogation tout au long du récit : Sherlock Holmes est-il réel ou juste un personnage de fiction ? La mise en abyme est sympathique, à défaut d’enjeux. En tout cas, les récits de Sir Arthur Conan Doyle sont disséqués et moqués avec un grand plaisir par le narrateur et certains personnages : style trop faible, intrigues inutilement complexes, voire invraisemblables. Ce traitement n’est pas réservé à l’auteur britannique : Henry James est sous le feu des railleries et des critiques, lui aussi, tant au sujet de sa vie que de ses œuvres. Les récits de l’auteur des Bostoniennes sont régulièrement pris pour cible par l’un ou l’autre des interlocuteurs de l’écrivain. En dépit de ces piques, on sent une grande sympathie pour ces deux personnages, plongés dans une époque bouillonnante, débordante de changements et de bouleversements à venir. Les technologies nouvelles accélèrent tout et les lignes vont bouger. Les rapports de force évoluent, chacun tente de placer ses pions pour le siècle à venir – même si cela implique le recours à la violence.
Le Cinquième cœur dresse d’ailleurs un portrait saisissant de vie de cette jeune Amérique en devenir, véritable personnage central, avec ses présidents pas encore traités en stars, son administration déjà envahissante et ubuesque, son immigration importante, facteur de troubles aux répercussions potentiellement catastrophiques (un thème favori de Simmons…), avec tous ses habitants, de classes et de couleurs différentes, mais souvent criants de vérité. Dan Simmons s’est imprégné de cette période et, en grand conteur, s’applique à la faire vivre sous nos yeux. L’auteur nous montre un pays encore très lié à ses ancêtres d’outre-Atlantique, mais désireux, comme l’énonçait Emerson, de trouver son propre chemin, de se détacher de la vieille Europe, et surtout de l’Angleterre.
Le Cinquième cœur est un livre érudit, jusqu’à l’excès parfois, tant Simmons nous abreuve de chiffres et de détails glanés çà et là. Cela a beau être une règle de ce genre littéraire qu’est le roman policier historique, cela manque parfois de subtilité. Même si l’intrigue, bien ficelée, n’est souvent qu’un prétexte à nous faire voyager dans cette fin de siècle, sous la conduite de deux grands hommes, fictifs ou non, cet ouvrage reste une plongée immersive et passionnante dans un pays en plein bouleversement.