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Les critiques de Bifrost

Le Cinquième principe

Le Cinquième principe

Vittorio CATANI
LA VOLTE
576pp - 22,00 €

Bifrost n° 90

Critique parue en avril 2018 dans Bifrost n° 90

Le Cinquième principe, le maître ouvrage de Vittorio Catani, conduit son lecteur, en 565 pages et à travers les yeux d’une dizaine de personnages principaux, au cœur des bouleversements d’un monde depuis trop longtemps au bord du désastre.

D’abord, le monde. Milieu du XXIe siècle, le stade ultime du capitalisme (ajoutons-y globalisé). Le climat ne va pas fort ; les pôles fondent, y déambulent des animaux holographiques pour les yeux de touristes inconscients. Les inégalités sont abyssales. L’esclavage est redevenu légal dans certains pays. Recherche publique et éducation connaissent un crépuscule planifié. Les États – fragmentés – ne sont plus que de vagues syndics de faillite alors que des entités capitalistiques globales mettent, à leur profit, le monde et sa production en coupe réglée. Parce qu’il faut bien vendre, le consumérisme – financé par l’émission d’obligations personnelles – atteint des sommets aujourd’hui inimaginables. Les onze milliards d’humains qui peuplent la planète sont largement équipés de PEM (prothèses électroniques mentales), les équivalents futurs des actuels smartphones, qui accèdent directement au cerveau. Elles leur offrent le meilleur : communication instantanée, traduction, accès à l’information, et, surtout, le pire : publicité ciblée, manipulation douce, surveillance constante, virus en tous genres ; servitude volontaire offerte à un maître sans visage et sans nom. Loin des regards et de la connaissance de cette classe moyenne mondiale, déjà paupérisée ou en voie de l’être, vivent 90 millions de super-riches qui exploitent une plus-value de moins en moins produite par le travail humain. De fait, le gros des humains – qualifiés par l’überclasse de Bhumans (humains de série B) – est devenu superflu, à l’exception du nombre minimal indispensable à la production des biens matériels qu’il faudra regrouper et réduire en servitude ; le projet est en cours. L’überclasse a déjà fait physiquement et mentalement sécession (cf. Bruno Latour), elle n’a plus qu’à se débarrasser des « surnuméraires ».

Ça pourrait être désespérément gris. Ça l’est sur le fond, pas sur la forme. S’inspirant explicitement du Meilleur des mondes, Catani crée un monde atroce mais chatoyant, comme une plante carnivore. Comment mieux contrôler la masse que par la consommation et le divertissement ? Entre Galbraith et Marcuse, l’auteur crée un monde de consommateurs béats, s’endettant jusqu’à la moelle pour s’offrir les derniers produits inutiles vantés par la publicité intrusive et rendus indispensables par des virus comportementaux. Un monde tout entier accessible par PEM et voiture volante sans qu’aucun sentiment de communauté n’émerge jamais. Un monde où le sexe est l’opium du peuple quand il est gratuit et le privilège sans limite des dominants quand il est payant. Un monde dont les malheurs n’inspirent à ceux qui ne les subissent pas que l’attrait de la distraction.

Mais ce monde est au bout. Lois de l’Histoire (de Marx à Tilly) ou Cinquième Principe de la thermodynamique pointent dans le même sens. Le monde est au bord de bouleversements, de révolutions, de changements drastiques jamais vus auparavant. Une théorie mathématique l’affirme, des Événements Exceptionnels, incompréhensibles et de plus en plus nombreux, semblent l’indiquer. De ces changements, qui mettraient fin à ses privilèges, l’überclasse ne veut à aucun prix.

C’est de cette contradiction, de cette tension entre ceux qui veulent faire accoucher les changements inévitables et ceux qui veulent les empêcher, que naît la jonction entre sens de l’Histoire et personnages du roman. Catani engage le lecteur sur les traces d’Auro, qui cherche la vérité sur un Événement Exceptionnel et la dissimulation qui l’entoure, d’Alex/Ehrlic, physicien entré en clandestinité qui a découvert le Cinquième Principe et sera un moteur des changements à venir, de Waldemar, physicien ploutocrate qui ouvre pourtant aux hommes les portes d’un autre monde bien plus satisfaisant que celui d’Amatka, de Manu et Lauri, en quête d’explications satisfaisantes sur un Événement Exceptionnel et qui découvriront qu’un autre monde est vraiment possible à la condition que l’Humain change et se reconnecte à son être, de Janko, fêtard un peu vain confronté aux réalités du monde et transformé par elles, de Mait, activiste révolutionnaire qui découvre le pouvoir et la violence potentielle du collectif dans la Gestalt réalisée et les canalise pour le changement. Sans oublier Yarin, un des maîtres du monde, aussi rationnel qu’inhumain.

Leurs interactions, leurs luttes, leurs épreuves, dynamiques, flamboyantes, virevoltantes, du New York souterrain à la Chine en passant par l’Afrique ou l’Antarctique, entraînent le lecteur dans un tourbillon aussi exaltant que révoltant, aussi prenant qu’enrichissant. Catani rend explicite, allégorise, explore des alternatives. Quand tout aura été dit et accompli, quand le changement sera advenu, il sera devenu clair qu’on ne peut changer la société sans changer l’Homme.

Nombre de romans d’anticipation politique sont chiants, quelques-uns sont pétillants. Le Cinquième principe appartient sans conteste à la seconde catégorie.

Éric JENTILE

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