Michel PAGEL
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
160pp - 15,00 €
Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83
Qui n’a jamais lu, enfant, une aventure du « Club des Cinq » ? La rencontre est quasi inévitable, la série ayant connu des épisodes au-delà des vingt-et-un initiaux d’Enid Blyton, des adaptations BD, radiophoniques, télé et ciné, des jeux vidéo. Même les jeunes lecteurs actuels ont eu droit à des versions dénaturées, au vocabulaire élagué des mots les moins usuels et à la syntaxe simplifiée. C’est sur cette vague de nostalgie que surfe Michel Pagel en faisant se retrouver Claude et les cousins François, Mick et Annie qu’elle a invités pour un Noël à Kernach, trente ans après. Le chien Dagobert est mort, bien sûr.
Pagel manœuvre tout en finesse et avec une grande intelligence, s’appuyant sur une analyse minutieuse de l’œuvre. Ainsi, Claude, dotée d’une personnalité de garçon manqué, qui dédaignait répondre au prénom de Claudine, vit désormais avec Dominique, alternativement nommée Do ou Mi. Resté célibataire et sans attaches, François est devenu un policier coupant et froid, peu engageant en raison de sa propension à investiguer sans cesse. Alcoolique et dépressive, Annie, après ses mariages successifs, n’a aucune affection pour sa fille Marie. Mick, tombé amoureux de Jo, la Gitane croisée dans une précédente aventure, est le seul de la bande à former un couple solide, le seul à ne pas assister à ce Noël en raison de différends avec François et Annie.
Parmi les autres personnages récurrents de la série figurent Pierre-Louis Lagarde, Pilou, qui vient avec sa toute jeune compagne Mélodie, et Cécile, la mère de Claude, qui décède au cours de la nuit, apparemment assassinée alors que la neige isole la maison située dans une zone blanche, sans possibilité de communiquer. Contraste saisissant avec la série pour la jeunesse, la mort est décrite avec les détails sordides qui inscrit cette aventure du Club dans une perspective réaliste, autrement dit adulte.
C’est de façon quasi machiavélique que Pagel jette des ponts non seulement vers l’enfance et l’imaginaire qui la caractérise, mais tisse des liens avec les éléments de la série : les membres du Club savent qu’ils sont devenus des personnages de romans, dont seuls les premiers épisodes sont tirés d’aventures qu’ils ont vécues. Au passage sont mis en évidence des contradictions, comme le fait que dans la version originale, les prénoms et les noms de lieux diffèrent. Par une habile mise en abîme, l’ouvrage contient Le Roman qui n’a jamais été écrit, qui est aussi leur dernière aventure, la plus marquante sans doute, la plus définitive, celle de la puberté, où l’on voit les personnalités se cristalliser et le groupe se fragmenter.
Le réel se diffracte toujours davantage, au cours d’un huis clos étouffant. C’est bien une nouvelle aventure du « Club des Cinq » qui démarre, sur un mode adulte qui en évacue le charme enfantin, et qui porte surtout sur la nature même des protagonistes : comment une romancière britannique qu’ils n’ont jamais vue aurait-elle pu écrire leurs aventures en changeant leurs noms pour leur donner une consonance anglaise ? À la croisée des mondes où enfance et imaginaire se confondent, Michel Pagel ne cesse de multiplier les jeux de miroirs avec une maestria sans pareille. Récit sur le dédoublement, sur l’identité sexuelle et fictionnelle, adossant l’adulte à l’enfant qu’il ne peut plus être, ce roman sans temps mort ne laisse pas le lecteur indemne, à qui on donne l’occasion de méditer sur le chemin parcouru depuis l’enfance et sa fin irrémédiable. En alchimiste mêlant les genres, Michel Pagel se révèle, une fois de plus, excellent.