Talentueux, imprévisible, considéré par beaucoup de jeunes écrivains américains comme un modèle, Michael Chabon a tout du surdoué. Adulé dès son premier roman, Les Mystères de Pittsburgh (récemment réédité dans la collection « Pavillon Poche » chez Robert Laffont), il a reçu en 2001 le prix Pulitzer pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay (10/18) ; roman aussi fou qu'ambitieux dans lequel il rendait un hommage vibrant aux comics américains de l'âge d'or. Dans La Solution finale — un livre mineur mais intéressant —, c'est à Conan Doyle qu'il rendait hommage en mettant en scène un Sherlock Holmes vieillissant. Il a également supervisé l'édition de McSweeney's : méga-anthologie d'histoires effroyables (coll. « Du monde entier », Gallimard). Autant dire que Michael Chabon est un adepte convaincu du mélange des genres, c'est même une constante de son travail d'écrivain. On n'est donc pas surpris que Le Club des policiers yiddish, son dernier roman, ait reçu le prestigieux prix Hugo 2008 (un prix pourtant réservé aux œuvres de S-F ou de fantasy). La raison d'une telle distinction est simple : non seulement Le Club des policiers yiddish est une uchronie, une vraie, mais c'est même une des plus belles, une des plus inventives qu'on ait lu depuis longtemps.
Et bien sûr, puisqu'il s'agit d'une uchronie, tout débute par un subtil décalage historico-temporel : nous sommes au XXIe siècle. Deux millions de juifs, exilés d'Israël, sont venus trouver refuge à Sitka, une région située en plein cœur de l'Alaska. Dans ce décor glaciaire, devenu désormais leur nouvelle patrie, on parle exclusivement le yiddish. Au sein de cette communauté, Meyer Landsman est inspecteur de police. Sa vie est un désastre. Son ex-femme le méprise, il boit trop, et sa carrière dans la police est au point mort. Il loge dans un hôtel minable, dans une chambre sordide. Et comme si ça ne suffisait pas, voilà que dans son propre hôtel, un meurtre est commis. La victime, Emanuel Lasker, a été assassinée d'une balle dans la tête alors qu'il disputait une partie d'échecs. Landsman a beaucoup de défauts, ne croit à peu près en rien, mais il a une qualité : c'est un flic honnête, obstiné, et plus coriace qu'il n'y paraît. Et puis ce crime tombe à pic, car il l'oblige à sortir de sa léthargie. Alors Landsman met un frein à sa consommation d'alcool, enfile son plus beau costume et débute son enquête. Il découvre rapidement la vérité : la victime ne s'appelait pas Emanuel Lasker, mais Mendel Shpilman. Il était accro à l'héroïne, homosexuel, considéré par certains comme un messie, et fils d'un rabbin très influent. L'enquête se complique. Pour le seconder, Landsman fait donc appel à Burko, son cousin moitié juif, moitié indien. Ensemble, ils vont découvrir que la mort de Mendel Shpilman n'est qu'un des épisodes d'un vaste complot politico-religieux aux ramifications internationales…
Et si vous trouvez que ce résumé est un peu long, c'est tout simplement parce qu'il se passe beaucoup de choses dans ces 473 pages intenses comme un café sans sucre. Chabon est un feuilletoniste d'une efficacité redoutable, et il sait y faire pour promener son lecteur. Le Club des policiers yiddish tient à la fois du polar à l'ancienne — impossible de ne pas penser à Raymond Chandler, à Dashiell Hammett, voire même à Ed McBain — et de la S-F, par le biais de l'uchronie. Ce mélange entre roman policier et S-F n'a rien de bien nouveau. Beaucoup d'auteurs ont tenté ce pari risqué. Mais avec Le Club des policiers yiddish, Michael Chabon laisse tout le monde derrière. En fait, dans le genre, on a rien lu d'aussi jouissif depuis le fameux Flingue sur fond musical de Jonathan Lethem (dont le nom est d'ailleurs cité dans les remerciements). Chabon jongle et s'amuse avec les codes du roman policier : flic désabusé, renversements de situations, personnages secondaires hauts en couleur… Pour finalement nous concocter une uchronie magistrale, une fable politique qui trouve de multiples résonances dans notre monde réel. C'est puissant, vertigineux, d'une drôlerie et d'une modernité imparables. Et, sans en avoir l'air, sans pour autant devenir démonstratif ou pesant, Michael Chabon s'interroge aussi sur l'identité juive, sur l'exil (volontaire ou non), et dresse un constat sans appel sur les conséquences de tous les fanatismes religieux. Captivant du début à la fin, intelligent et jubilatoire, original et rythmé, Le Club des policiers yiddish est un roman qu'on n'oublie pas. À l'image de sa couverture, c'est un bolide qui avance à pleine vitesse, tous phares allumés, et qui éblouit durablement son lecteur. Au final, on applaudit. On dit bravo. Parce qu'effectivement, c'est du grand art. Michael Chabon a bien mérité son prix Hugo. L'histoire ne se termine d'ailleurs pas là, puisque Le Club des policiers yiddish va être adapté au cinéma. Et pas par n'importe qui. Par les frères Coen themselves. Tout ce qu'on leur souhaite, c'est que le film soit à la hauteur du roman. Brillant, novateur, intemporel. En un mot : incontournable.