À défaut de parler d'entités extraterrestres, certains livres sont des entités extraterrestres. Celui-ci est du nombre.
Certes, pour appâter le lecteur, le dos de l'objet parle de « roman d'espionnage », d'Umberto Eco et des Mille et une nuits. D'un point de vue commercial, ça se défend. Dans sa préface, Gérard Klein affine les choses en citant Kafka, Borges et Lewis Carroll, Thomas Pynchon et Theodore Roszak. On pourrait descendre encore d'un cran sur l'échelle de la notoriété et évoquer Fernando Pessoa et son Livre de l'intranquillité, Witold Gombrowicz et Ferdydurke, Julio Cortazar et Marelle. Quoique rares, ces livres « célibataires » ne sont pas si solitaires que ça. Mais si l'on se prend souvent à rêver d'en découvrir d'inconnus, on espère rarement en trouver des nouveaux, récents, inédits, etc. Force est de constater que l'état actuel du monde de l'édition n'autorise guère de tels rêves…
Et à en juger par sa biographie un peu trop spectaculaire, Edward Witthemore n'entre pas comme ses prédécesseurs dans la catégorie des auteurs discrets — pasteurs, mathématiciens, enseignants, sans-grade… Discret, il l'était professionnellement, comme on se doit de l'être quand on travaille pour la CIA. Et ici, même les rares éléments discrets de sa biographie (employé d'une fabrique de chaussures, directeur de journal… ou écrivain !) deviennent en quelque sorte suspects. On ne peut plus accorder aveuglément sa confiance à un homme dont les emplois successifs pourraient n'être que des couvertures.
Ici, l'élément de base du récit est simple : la Bible est un faux.
Bon. Admettons.
L'amateur de S-F est habitué à ce genre de principe de départ. Le roman pourrait se contenter d'explorer les conséquences historiques d'un tel postulat, d'en décrire les ramifications, les changements qu'il implique dans la vie sociale au jour le jour, les bouleversements induits dans l'existence d'un certain nombre de personnages représentatifs découverts par un tiers issu de notre monde « normal ».
Sauf qu'ici rien n'est normal.
L'auteur de la fausse Bible, par exemple, est un érudit albanais qui tombe par hasard sur le plus vieux manuscrit de la « vraie » et, scandalisé par ce qu'il lit à l'intérieur, décide de fabriquer un faux conforme à l'autre vraie, celle dont il se souvient et que nous connaissons.
Déjà décontenancé par cette mise en abîme d'une référence de base, le lecteur tente par réflexe de se raccrocher aux branches et de trouver dans l'univers décrit quelque chose d'ordinaire. L'ennui (et on adore ça), c'est que rien n'est ordinaire. Les autres personnages qui composent ce quatuor d'éléments sont 1°) un très jeune Irlandais extrêmement doué pour la guerre qui fuit son pays natal pour devenir le vétéran héroïque d'un conflit terminé depuis longtemps, 2°) un Anglais de haute naissance qui parcourt le monde en quête des témoignages sur le sexe qui sont nécessaires à la rédaction de son Œuvre en trente-trois volumes, 3°) un Juif arabe né depuis plus de mille ans qui s'oppose aux innombrables hordes malveillantes qui cherchent à envahir Jérusalem…
Il serait non seulement très stupide mais aussi presque impossible de chercher à résumer ce qui se passe dans Le Codex du Sinaï, parce qu'on dispose d'à peu près autant de chances de résumer un tel livre qu'on en a de décrire une toile de maître ou une odeur en espérant susciter l'émotion qu'elle provoque. Et tout ce qu'on peut dire de l'émotion en question, c'est ici qu'elle pousse à son extrême la fièvre déclenchée par tout bon texte de S-F, fièvre due au dépaysement, à la plongée dans un univers régi par une logique réelle mais singulière, à l'« inquiétante étrangeté »…
On en vient très vite à attendre que quelque chose d'autre déraille dans cet univers fou, et encore autre chose, et encore, et encore… Le roman prend tellement son lecteur que celui-ci ne peut se résoudre à le lâcher avant d'avoir terminé — et qu'il se surprend à attendre la parution du deuxième volume comme il guetterait un rendez-vous amoureux. Avec une tranquille impatience, un doute raisonné, une certitude frémissante…
N'empêche, ça va être long…