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Les critiques de Bifrost

Le Commencement de nulle part

Ursula K. LE GUIN
ACTES SUD
226pp - 19,40 €

Critique parue en avril 2015 dans Bifrost n° 78

Deuxième titre d’Ursula K. Le Guin publié par Actes Sud, Le Commencement de nulle part est un roman de fantasy assez classique en apparence, reposant sur des vrais lieux communs du genre, mais traités à la sauce propre à l’auteur, ce qui lui donne en définitive un parfum assez singulier.

Hugh est un jeune paumé grassouillet, enfermé dans son misérable boulot de caissier et étouffé par une mère exigeante. Un jour, un peu par hasard, ou peut-être poussé par une impulsion indéfinissable, Hugh atterrit dans un pays de nulle part, hors du temps, plongé dans un crépuscule perpétuel. Hugh y trouve un contentement paisible qu’il n’a jamais éprouvé par ailleurs. L’eau de la crique isolée devient bientôt une véritable drogue pour lui, et il ne peut plus se passer de ses escapades dans cet ailleurs onirique qui lui offre enfin ce qui lui manquait tant sans qu’il en ait bien conscience.

La jeune Irèna, de son côté, avait également déniché ce pays de Tembreabrezi par elle-même, depuis quelque temps déjà. Elle l’a davantage exploré, a rencontré ses habitants, appris leur langue… Bien qu’étant toujours une étrangère, et sans doute le restera-t-elle à jamais, elle a ainsi trouvé à s’intégrer relativement dans cet ailleurs fantasque, où les gens sont si sympathiques, à mille lieues du couple au bord de la rupture qu’elle est contrainte de subir dans la « vraie vie ». L’arrivée de Hugh, cependant, la perturbe ; c’est comme si le pays ne devait être qu’à elle… Jalouse, elle le devient encore plus quand les habitants de la ville de la montagne en viennent à voir en Hugh leur sauveur, annoncé par quelque prophétie mal définie. En effet, depuis un certain temps, les habitants de Tembreabrezi ne peuvent plus emprunter les routes qui les relient au reste du pays de nulle part ; cet isolement les condamne à plus ou moins court terme. Quant à Irèna, elle rencontre de plus en plus de difficultés à emprunter le Passage…

La rencontre inévitable entre Hugh et Irèna sera ainsi tumultueuse. Mais, pour sauver Tembreabrezi et trouver toujours refuge dans ce havre de paix (ou une bonne raison de le quitter ?), il leur faudra accomplir une quête ; et c’est ainsi, dans cet ailleurs improbable, qu’ils apprendront à se connaître, tandis que l’angoisse les environne, changeant quelque peu la donne par rapport à la quiétude qu’avait toujours représenté jusqu’alors cette contrée de Tembreabrezi.

Ce pays hors du temps auquel ne peuvent accéder qu’une poignée d’initiés n’a sans doute pas grand-chose d’original, et de même pour la prophétie et la quête qui s’y insinuent à plus ou moins bon droit. On reconnaîtra par ailleurs que le roman ne brille pas toujours sur le simple plan du style, alternant moments de pure beauté et maladresses quelque peu déconcertantes (mais peut être la traduction est elle en cause ?). La conclusion, enfin, est sans doute un peu terne… A s’en tenir à ces critères, Le Commencement de nulle part serait une œuvre mineure, bien loin des plus belles réussites de l’auteur, tous genres confondus.

Il ne manque pourtant pas d’intérêt. Car, au-delà de Tembreabrezi et de son onirisme, Le Commencement de nulle part est avant tout une étude de caractères. Avec Hugh et Irèna, Ursula K. Le Guin a conçu deux très beaux personnages, complexes et émouvants. On les ressent au fil des pages, celles qui les voient vagabonder en quête d’une échappatoire dans le pays du crépuscule, mais probablement plus encore celles qui les voient lutter, ou au contraire céder, dans un monde bien réel qui les dépasse et les écrase. Le Guin a su peindre une humanité du quotidien, aux abois comme de juste, que ses frustrations diverses pourraient condamner à une médiocrité désabusée ; Tembreabrezi permettra pourtant à ces personnages de se réaliser, mais en puisant en eux-mêmes bien plus qu’en fournissant une quelconque solution miracle tenant de la pensée magique. Et c’est ainsi que Le Commencement de nulle part, qui débute dans la dépression et malmène ses héros au travers de leurs angoisses intimes réifiées dans la légende, se révèle en définitive une belle leçon d’espoir.

Bertrand BONNET

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