[Critique commune à Le Crépuscule des chimères et Cosmos Factory.]
Il faut remonter à l’année 2002 pour goûter à la précédente version du Crépuscule des chimères. Dans un univers anamorphique voisin, le roman est paru dans la défunte collection « Imagine » chez Flammarion. En démiurge accompli, en maître des mots, Jacques Barbéri surfe sur les chronovagues, défiant les marées quantiques, pour repêcher ce titre antédiluvien et lui adjoindre un second volet, faisant de l’ensemble un diptyque aussi revigorant qu’un double scotch-benzédrine. Avertissement au lecteur : ça va tanguer dans la Structure.
Vous qui entrez dans l’universcule de Jacques Barbéri, abandonnez tout espoir. À l’instar de Dante, mais en beaucoup plus fun et déjanté, l’auteur français accouche d’une œuvre monstre. Un hybride littéraire peuplé de chimères au génome encodé dans des séquences empruntées aux règnes animal et végétal. De dangereuses visions où la métaphysique se mêle à la science selon une alchimie dont l’auteur maîtrise les arcanes. Un toboggan en forme de double hélice, celle d’un ADN nourri aux littératures populaires. Un melting-pot d’influences diverses, d’auteurs cultes, de thématiques transcendantales, mais aussi plus prosaïques, innerve le diptyque de Jacques Barbéri. Sans céder au name-dropping, difficile de ne pas relever en vrac les allusions, emprunts, clins d’œil à Philip José Farmer, Fritz Leiber, Alfred E. van Vogt, Michael Moorcock, H. P. Lovecraft, Philip K. Dick, Jules Verne, Lewis Carroll et bien d’autres… Jacques Barbéri n’est en effet pas avare en la matière. Il rend hommage à tous ces créateurs dont les univers déclinent une arborescence des possibles vertigineuse. Pourtant, loin de se contenter d’en recycler la substance, il en flocule l’existence livresque, pliant le Verbe à sa volonté pour habiller la Structure de son propre universcule d’une profusion de trouvailles langagières, de mots-valises et d’images sidérantes.
Résumer Le Crépuscule des chimères et Cosmos Factory ne rend pas justice à l’œuvre elle-même. L’acte contribue à intercaler le filtre de sa propre perception au propos de l’auteur. Optons plutôt pour le lâcher-prise. Plongeons en narcose, celle provoquée par l’ivresse des images contre-nature, celle suscitée par les concepts, les mots et les archétypes. Affrontons les légions d’Epeire/Daren, seigneur de la guerre, alliées aux créatures impies peuplant le delta de la rivière Miskatonic, à deux pas de la station balnéaire de Stellavista. Ou alors, livrons-nous avec Anjel, son jumeau bénéfique, à une étude en coupe de cet anamorphovers malade, en proie aux tiraillements de ses multiples dieux. Accomplissons une quête essentielle : celle de l’origine du monde. Non pas le tableau de Gustave Courbet, quoique… À moins qu’un séjour dans la torpeur de Kingsport, au bord d’une piscine, en accorte compagnie, ne nous convienne davantage. Une juste récompense pour oublier toutes ces créatures gluantes, aux tentacules et becs meurtriers, qui hantent le delta, annonçant le retour imminent de Yog Sothoth.
Bref, Jacques Barbéri bâtit un diptyque apparemment foutraque mais cohérent de bout en bout. Son propre monde, son volvox, de l’autre côté du miroir, à la charnière du monde réel et de son imagination. Mais de toute façon, qu’est-ce que la réalité ? Une floculation de la Structure déclenchée par l’activation d’un point de modulation perceptif ? Ou un ensemble de théories reposant sur un consensus déterminé scientifiquement ? Avec tout le respect dû à la science, que l’on nous permette de préférer la méthode Barbéri. Une méthode, certes en roue libre, mais diablement jouissive.