« Ian Wilmut, celui qui clona la célèbre brebis, l’avait bien dit, le 10 février 1999 : “C’est une chose de travailler avec un embryon qui est un être humain en puissance mais qui n’en est pas conscient ; c’en est une autre de produire un enfant qui devra subir toutes les conséquences du fait d’être le double d’un autre être humain.” »
De prime abord, Victor est né sous une bonne étoile : son père est un reprogénéticien de renom et son oncle dirige le Mc Poulen Fritten, un fast-food à succès dont il a hérité. De quoi faire passer la pilule amère d’une mère peu aimante s’il n’y avait ce frère, Sergio, qui est bien plus que son jumeau : il est son frère original. En effet, Victor, issu des mêmes manipulations génétiques que Sergio, a été désigné comme clone de remplacement et tous ses papiers officiels sont estampillés de la lettre R. Il n’est qu’une banque d’organes vivante entièrement dédiée à son frère. Quand l’original perd un œil, pas de liste d’attente : on peut se servir directement sur le frangin. Gloups.
« Il avait reçu par la poste une brochure de la Banque centrale qui répertoriait les caractéristiques des vrais billets. À la première page, on lisait les mots suivants : N’A DE VALEUR QUE CE QUI EST AUTHENTIQUE. »
Dans le duo Sergio/Victor, on s’aperçoit bien vite que la valeur n’est pas à l’endroit où l’adage nous la fait attendre. Victor est un garçon intelligent, gentil, inventif et généreux, tandis que son frère ne développe que des travers de « fils à papa » des plus odorants, convaincu qu’il est de sa suprématie sur l’autre. L’équilibre maintenu par l’acceptation que Victor a de son sort sera remis en question vers ses 17 ans, quand il rencontrera Dolorès dont il tombera éperdument amoureux.
« Tu vois ? Quand tu te regardes dans le miroir, il y a un double, mais ce n’est personne. »
L’écart entre l’évolution fulgurante des sciences et techniques et la stagnation de l’aptitude à la bonté du cœur humain représente un combustible de premier choix pour faire briller la littérature SF de mille feux. Gustavo Nielsen use de cette technique avec un brio époustouflant. Il plonge le lecteur dans sa représentation picaresque d’une Argentine moderne mais pas trop et l’habitue à ce monde comme le ferait un grand écrivain de blanche – on pense à Céline pour les tournées de baffes et à Pagnol pour l’alternance rires/larmes. Bref, Nielsen berce son lecteur avant de l’écraser sans aucun ménagement contre le mur de cette réalité hypothétique que n’aurait pas reniée Aldous Huxley. Une réalité où être né du mauvais côté du miroir peut s’avérer le pire des cauchemars. Écrit (et sans aucun doute traduit) avec brio, Le Cœur de Doli fait souvent rire, parfois pleurer, toujours réfléchir sans qu’on sente le temps passer. Une réussite d’une profondeur surprenante qui donne envie de dévorer l’Argentine tout entière.