Jacques STERNBERG
LA DERNIÈRE GOUTTE
256pp - 17,00 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Le jeune amateur de S-F ne connaît peut-être pas (encore) Jacques Sternberg. Il est essentiellement réputé pour ses contes au ton absurde et grinçant, qu'ils fussent griffus, glacés, 188 à régler ou encore 300 pour solde de tout compte.
Le Sternberg romancier est lui beaucoup plus oublié. Saluons donc l'excellente initiative d'une petite maison strasbourgeoise, La dernière goutte. Elle a en effet eu la grande idée de rééditer Le Délit. Ce roman se situe dans le début de la carrière de Sternberg, en 1956. Il a été refusé par Gallimard, où Paulhan qui haïssait la S-F.
Alors, Le Délit, roman de S-F ?
À vrai dire, on pense tout d'abord à un roman policier. L'histoire est celle d'un personnage, un employé à la vie terne et monotone. Il vit dans une ville qui n'est pas nommée, mais qui pourrait aussi bien être une banlieue dortoir, une ville de province qu'une capitale. Il décide un jour de tuer un homme, en l'occurrence un comptable. N'ayant aucune raison de le tuer, il commet un acte gratuit, comme Lafcadio dans Les Caves du Vatican de Gide. Il ne fait rien non plus pour dissimuler son méfait, à l'instar de Raskolnikov dans Crime et châtiment.
Sa sanction pour ce crime sera particulièrement atroce. Il sera condamné à errer pour une durée indéterminée dans sa ville totalement dépeuplée. Il se retrouve seul avec sa culpabilité, au milieu d'un monde de magasins et de vitrines débordant de marchandises.
Avec ce basculement en S-F, on pense bien sûr au Désert du monde d'Andrevon (dont la réédition serait bienvenue). En effet, le thème du dernier homme sur Terre n'est pas l'apanage de Sternberg. Cependant, il se singularise sur plusieurs points.
Tout d'abord sur la forme. En effet, le roman est un long monologue, dans la grande tradition de l'Ulysse de Joyce ou d'Un peu d'air frais d'Orwell. Ce dernier homme en ville tient donc d'avantage de l'odyssée soliptique que de la S-F de l'Age d'or. Sur le fond également, Sternberg se montre particulièrement visionnaire. On retrouve chez lui cette méfiance toute orwellienne de la grande ville déshumanisante. Il anticipe aussi admirablement les critiques radicales de la société de consommation d'un Marcuse ou d'un Debord. Anticiper est même le mot clé. La lucidité sans faille, avec laquelle il pointe la déshumanisation et l'aliénation de la société de consommation alors en plein essor, est absolument frappante. L'homme est en effet d'autant plus seul qu'il est entouré d'une profusion d'objets manufacturés, immense accumulation stérile de marchandises. Au-delà de l'aliénation, Le Délit aborde également la culpabilité. Sternberg se situe là dans la lignée du Kafka du Procès et de La Colonie pénitentiaire. Sauf qu'ici, point d'inscription dans la chair. C'est davantage le portrait en creux d'un homme aliéné, parce qu'il n'arrive pas à s'inscrire dans ce monde déshumanisé. Palahniuk et son Fight club ne sont pas loin, bien que les choix littéraires y soient très différents. La révolte apparaît toutefois aussi vaine. Il n'y a plus d'échappatoire, plus d'utopie, plus de rêve. Nous sommes condamnés à vivre ça. L'humanité n'a pas disparu en tant qu'espèce. Elle a disparu parce que le monde s'est déshumanisé. Seul ou en société, l'homme n'existe plus. Il n'est qu'une monade errante au sein d'un monde où il n'a plus sa place, où il est devenu obsolète.
Conjuguant avec bonheur l'audace littéraire (Joyce, Kafka…) et une remarquable acuité politique, Le Délit est de ces rares livres qui non seulement ne vieillissent pas, mais se bonifient avec le temps. Ce n'est qu'avec bonheur qu'on le découvre 50 ans plus tard. Mais avec effroi également, car les pires cauchemars de Sternberg se sont réalisés. Bienvenue sur la planète dans la ville à gogos !
Œuvre majeure et visionnaire, Le Délit est certainement l'un des livres les plus incontournables de l'année. Avec sa couverture d'une belle sobriété, vous pourrez le lire partout et sans honte.
Attention cependant, public exigeant requis !